Admirable traducteur de Dostoïevski, Gogol et Tchekhov, André Markowicz présente les œuvres des poètes russes de la génération romantique. Celle-ci est illuminée par le « soleil d’Alexandre » qui « luisait pour tous », dira Ossip Mandelstam, poète mort en déportation comme tant d’autres qui appartenaient, cent ans plus tôt, au cercle de Pouchkine (1). Est-il besoin de dire que ce soleil continue de briller pour tous les Russes et russophones, sans avoir jamais décliné à l’époque soviétique ? Pour évoquer la pensée et l’art poétiques de cette génération, il faut avoir une bonne connaissance de la langue russe – et c’est bien ce désir que fait naître ou renaître André Markowicz par la beauté de ses propres traductions, celles de Pouchkine, de Lermontov et de nombreux autres poètes qui n’avaient jamais été traduits en français.
Tous sont désignés comme romantiques mais, proches de la France, ils sont loin des romantiques français. Comme Alexandre Pouchkine, les jeunes poètes russes ont presque tous une destinée tragique – celle d’une génération brisée par la révolution manquée du 14 décembre 1825. Contre le servage et l’absolutisme, les Décembristes voulaient une Constitution comme garantie d’une liberté que la Russie n’avait jamais connue. Sous l’égide de Nicolas Ier, la répression fut impitoyable et les écrivains russes se trouvèrent constamment exposés à la police du Tsar, à la surveillance de l’Eglise et aux ciseaux de la censure. Pouchkine n’est pas épargné. Avant Décembre, il a été assigné à résidence dans son domaine de Mikhaïlovskoïe pour avoir écrit dans une correspondance privée qu’il préférait Goethe et Shakespeare au Saint-Esprit. Prévenu de la tentative révolutionnaire, il quitte sa propriété en secret pour se rendre à Saint-Pétersbourg mais un mauvais pressentiment lui fait rebrousser chemin et il échappe à la mort. Il est déjà et demeure jusqu’à la fin de sa vie le poète de la liberté, constamment exposé à la surveillance du Tsar qui vit dans la hantise de toute pensée dissidente.
« Le poète est partout persécuté,/Mais en Russie son destin est le pire:/Ryléïev était né pour la beauté,/Mais le jeune homme aimait la liberté…/La potence a brisé sa vie martyre ». L’auteur de ces vers est un ami de jeunesse de Pouchkine, Wilhelm Küchelbecker, qui se bat avec héroïsme le 14 décembre sur la place du Sénat, se voit condamné à vingt ans de bagne pour régicide et meurt dans son exil sibérien en 1846. Kondraty Ryléïev est officier, poète et révolutionnaire ; condamné à mort pour avoir été l’un des organisateurs du coup d’Etat, il est pendu en 1826. Gavriil Batenkov, qui n’était pas à Saint-Pétersbourg le 14 décembre, se désigne follement comme chef du mouvement ; ce qui lui vaut vingt années de prison dans l’isolement total, pendant lesquelles il compose son poème « L’Ensauvagé » qui inspirera Dostoïevski.Alexandre Griboïedov est censuré pour avoir écrit Du malheur d’avoir de l’esprit. Emprisonné après le coup d’Etat, il est relaxé mais nommé, très loin de la capitale, ambassadeur à Téhéran : en 1829, il meurt déchiqueté par des fanatiques qui ont envahi l’ambassade. Auteur d’Un héros de notre temps, célèbre roman (2) publié de son vivant, Mikhaïl Lermontov est arrêté pour avoir dédié un poème à la gloire de Pouchkine qui vient de mourir. Envoyé dans un régiment qui combat dans le Caucase, il est tué dans un duel – comme l’auteur d’Eugène Onéguine.
Pouchkine vit constamment sous l’œil paranoïaque du despote. Tout jeune, il se lie aux milieux révolutionnaires et compose en 1817 son ode « La liberté » qui est recopiée comme beaucoup plus tard les textes du samizdat. Le poète déjà vénéré de Rouslan et Lioudmila (1820) subit un premier éloignement cette année-là, puis l’assignation à résidence déjà évoquée. Ramené à Moscou sur ordre de Nicolas Ier et apparemment pardonné, il est placé sous le contrôle direct du chef de la police politique. Lorsque le Tsar lui a demandé ce qu’il aurait fait s’il était venu à Saint-Pétersbourg le 14 décembre, il a eu le front de répondre : « Je me serais trouvé sur la place du Sénat avec mes camarades ». Qu’on n’imagine pas un anarchiste fiévreux. Pouchkine est un patriote russe qui part soudain combattre les Tchétchènes et les Tcherkesses dans le Caucase après avoir écrit Poltava, poème à la gloire de l’Empire – dont les brouillons sont couverts de dessins représentants les pendus de 1826. La Russie lui est aussi essentielle que la liberté. De fait, en 1830, il est encore soupçonné de menées révolutionnaires. Il épouse Natalia en 1831 mais André Markowicz note que « se marier pour construire sa Maison est, en Russie, voué à l’échec, parce que personne ne peut avoir de vie indépendante, personne ne peut, d’aucune façon, échapper à l’Etat ». Humilié par le Tsar, qui lui donne une fonction d’ordinaire attribué aux adolescents de la noblesse, censuré pour Le Cavalier de bronze – poème consacré à Pierre le Grand – il est astreint à la vie de cour et aux intrigues qui aboutiront au duel funeste du 27 janvier 1837.
Dès que la nouvelle de la mort du poète se répand, des dizaines de milliers de personnes se rassemblent spontanément, alors que la plupart ne savent pas lire. La police interdit les hommages à Pouchkine, qui est enterré en secret. La précaution est aussi basse qu’inutile : par dizaines de milliers, circulent les copies du poème écrit par Mikhaïl Lermontov, alors inconnu, qui le complète lorsqu’il apprend dans quel climat le duel s’est déroulé. Est fustigée « l’arrogante foule/ que l’infamie des pères couvre d’or » mais qui devra comparaître devant « le Dieu de Justice » : « Mentez encor, vous subirez Sa loi ;/ Vous ne laverez pas de votre sang immonde/Le sang du poète au cœur droit ».
Pris de fureur à la lecture de ces vers, Nicolas Ier ordonna que son auteur soit soumis à une expertise psychiatrique – déjà ! Mikhaïl Lermontov ne fut pas déclaré fou mais jeté en prison, chassé de la Garde, puis envoyé au Caucase comme simple soldat… Aucune puissance, aucune procédure de mise à mort immédiate ou différée n’a pu empêcher, sous les tsars comme au temps du communisme, que Pouchkine soit l’esprit même de la Russie – comme les écrivains et les poètes qui vivront, après lui, dans sa lumière.
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(1) André Markowicz, Le soleil d’Alexandre, Le cercle de Pouchkine, 1802-1841. Actes Sud. 2011. 28 €.
(2) Mikhaïl Lermontov, Un héros de notre temps, Gallimard, Folio bilingue, 2007.
Article publié dans le numéro 1010 de « Royaliste » – 2012
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