“Le chagrin et la pitié” : Retour à l’histoire – Chronique 211

Août 3, 2024 | La guerre, la Résistance et la Déportation

 

Un documentaire honnête sur l’écho rencontré par “Le chagrin et la pitié” aurait fait référence à deux historiens qui ont beaucoup travaillé sur cette question : Pierre Laborie (1936-2017) qui a consacré un ouvrage à l’opinion publique sous Vichy (1) et tout un volume au film de Marcel Ophuls (2) ; François Azouvi qui a détruit le mythe du silence sur le génocide des Juifs après la guerre (3) et qui a consacré un livre à la mémoire de la Résistance et de Vichy (4).

Ces travaux incontestés n’ont pas été jugés dignes d’être simplement mentionnés par Joseph Beauregard. Connu pour ses ouvrages sur le général de Gaulle et sur le procès Pétain, Julian Jackson cite Pierre Laborie et François Azouvi mais a choisi pour l’édition anglaise de son dernier ouvrage un titre accusatoire : France on trial, The case of Marshal PétainLa France en procès, le cas du Maréchal Pétain (5). L’historien britannique reprend dans ce livre la thèse de la fabrication gaulliste du mythe de la France résistante avant d’évoquer, sans bien le comprendre, le débat sur la prétendue légalité de Vichy. J’y reviendrai en évoquant l’arrivée du chef du Gouvernement provisoire à Paris en août 1944.

Face à la reprise quasi-automatique du dogme formulé au cours des années soixante-dix, il faut réaffirmer les vérités que “Le chagrin et la pitié” a ou aurait voulu effacer et souligner les paradoxes de la vertueuse condamnation de l’attitude des Français sous l’Occupation et des prétendus mensonges du “résistancialisme”.

Sans reprendre toute la démonstration qui permet d’établir la fabrication du “mythe des quarante millions de Résistants”, je veux simplement rappeler que les Français de l’après-guerre ne pouvaient rien ignorer de la période de l’Occupation et de ses conflits. Les procès de Pétain, Laval, Darnand, Vallat… ont été largement médiatisés dans l’immédiat après-guerre et, dans les années soixante, on pouvait acheter pour quelques francs chez les bouquinistes les ouvrages qui les relataient. L’Épuration a été marquée par des sanctions de magistrats, de policiers, de militaires et par des exécutions (Laval, Darnand, Brasillach…) qui ne passaient pas inaperçues. Dans tous les kiosques, ont pouvaient acheter les publications des rescapés de la Collaboration (Rivarol, Les Ecrits de Paris) et des nostalgiques du pétainisme (Aspects de la France) qui avaient d’ailleurs créé une Association pour la Défense du Maréchal Pétain.

Mes souvenirs personnels, qui ne valent pas moins que ceux des journalistes invités par Joseph Beauregard, rejoignent les témoignages des anciens de la Résistance et de la Déportation. Ce n’était pas la “France de quarante millions de Résistants” qui était célébrée, mais l’engagement d’une minorité qui n’aurait pu survivre sans l’appui tacite ou effectif de la population – celle de Tulle en ce qui concerne ma famille. Les lâchetés et les trahisons étaient évoquées dans les conversations mais aussi les conflits entre les mouvements de Résistance et les séparations provoquées par la Guerre froide puis par la guerre d’Algérie. Nous manquons cependant d’une recherche sur la fraternité qui demeurait entre les personnes et les groupes qui s’opposaient sur le plan politique. Les fabricants du “mythe des quarante millions de Résistants” reconnaissent implicitement cette fraternité puisqu’ils visent à la fois les gaullistes et les communistes, puis le refus gaullo-mitterrandien d’admettre la responsabilité de “la France” dans la persécution des Juifs. Une enquête sur la permanence du sentiment de fraternité permettrait d’en prendre la juste mesure, au-delà des dénégations polémiques et des nostalgies trop chargées d’intentions politiques. Il faudrait consulter les archives des associations de déportés et de résistants et interroger – mais il faut faire vite car ils prennent de l’âge – leurs enfants.

La découverte des “vérités cachées” après la guerre relève de l’illusion mémorielle. Pierre Laborie cite longuement Roger Nimier, Antoine Blondin, Marcel Aymé et Jean Anouilh qui dénonçaient une France vautrée dans l’infamie de la Collaboration, l’imposture de la Résistance, les horreurs de l’Épuration. Tous affirmaient l’équivalence des engagements pendant la guerre : dans la famille des Hussards, “l’idée qu’une barrière puisse séparer et distinguer l’engagement des résistants et celui des miliciens ou des volontaires de la LVF leur est insupportable. L’engagement des uns vaut celui des autres, il peut d’ailleurs tenir du hasard, et les méthodes de lutte ont été les mêmes des deux côtés” (6). La dévaluation de toutes les valeurs et la célébration du courage de l’absurde est typique d’un nihilisme que la jeune droite a exprimé dans un style élégant. Saint-Germain-des-Prés n’a pas été tout uniment sartrien et les intellectuels de gauche, qui méprisaient les Hussards, ont repris, sans les avoir lus, les thèmes favoris de ces esthètes, qui posaient en aristocrates de la lucidité. Il est par ailleurs curieux de constater que le thème du résistantialisme a été emprunté par Henri Rousso aux Ecrits de Paris, précisément à son fondateur René Malliavin, mais avec une orthographe modifiée : on disserte désormais sur le résistancialisme. La thèse, aujourd’hui officielle, de la légalité de Vichy, est venue justifier a posteriori la propagande des pétainistes sous l’Occupation, que les défenseurs de “l’Etat français” ont reprise après la Libération (7).

Joseph Beauregard n’a pas jugé bon d’informer les téléspectateurs des complexités et des retournements d’une polémique qui trouve sa cohérence dans la volonté de détruire le gaullisme. A l’extrême droite dans l’intelligentsia de gauche, on a fait feu du même bois. Son documentaire est d’autant plus malhonnête qu’il choisit les aspects les plus complaisants du “Chagrin” pour conforter l’une des interprétations du film – et la plus radicale. C’est Françoise Giroud qui avait donné le ton : ce que disent les témoins et les protagonistes, écrivait-elle dans L’Express, c’est “que la France, dans son immense majorité, a été pétainiste, c’est à dire veule, essentiellement préoccupée, pendant quatre années, de manger, tenaillée par la frousse” (8).

Dix ans plus tard, Marcel Ophuls dénonça “l’exploitation démagogique du film” et son “malentendu délibéré” puis précisa que “Ce n’est pas un film bombe. Ni polémique, ni partisan. Il ne comprend aucune révélation brûlante, scandaleuse. Ce n’est pas le portrait de la France, mais seulement une mosaïque de portraits. C’est ainsi qu’il faut le voir”. Le documentaire de Joseph Beauregard est écrit et construit au mépris de cette injonction tardive.

(à suivre)

***

1/ Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy, Les Français et la crise d’identité nationale (1936-1944), Points-Histoire, 2001.

2/ Pierre Laborie, Le chagrin et le venin, La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Éditions Bayard, 2011. Cf. sur ce blog la chronique 35 : Pitié pour la France.

3/ François Azouvi, Le mythe du grand silence, Auschwitz, les Français, la mémoire, Folio histoire, 2015.

4/ François Azouvi, Français, on ne vous a rien caché, La Résistance, Vichy, notre mémoire, Gallimard, 2020. Cf. ma présentation de l’ouvrage dans le numéro 1200 de Royaliste et sur ce blog https://www.bertrand-renouvin.fr/francois-azouvi-francais-vous-le-saviez/

ainsi que mon entretien avec François Azouvi publié sur le site de la Nouvelle Action royaliste : https://www.youtube.com/watch?v=z01LjPHdvd8

5/ Julian Jackson, Le procès Pétain, Vichy face à ses juges, Le Seuil, 2024.

6/ Pierre Laborie, Le chagrin et le venin, op. cit. p. 142.

7/ Cf. ma mise au point : Vichy, Londres et la France, Le Cerf, 2018.

8/ L’Express, 3 mai 1971, cité par Pierre Laborie, op. cit. p.85.

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