La chaîne franco-allemande Arte a diffusé et maintient sur son site jusqu’au 25 octobre 2024 une émission consacrée au célèbre documentaire de Marcel Ophuls. D’une chaîne de service public, on attend une exemplaire rigueur dans le traitement des sujets, surtout lorsqu’ils touchent à l’histoire et à la mémoire nationales. Quant à l’émission réalisée par Joseph Beauregard, cette attente est déçue. Au lieu d’un retour critique sur le film diffusé en 1971, nous avons droit à un éloge dithyrambique d’une œuvre qui aurait “[marqué] d’un sceau indélébile l’histoire de la France au XXe siècle” et dont l’intention principale est approuvée sans la moindre réserve.
La présentation de l’émission relève déjà de l’astuce grossière. On annonce “Le chagrin et la pitié” – La France de Vichy dynamitée pour attirer tous les publics puis on dit clairement, dès la première phrase de l’introduction, que c’est le gaullisme qui fait l’objet du dynamitage. La notice précise ensuite que le documentaire de Marcel Ophuls éclaire “un versant jusqu’ici occulté de la mémoire collective hexagonale et brise “le mythe gaullien d’une France unie dans la résistance contre l’ennemi nazi”. Comme si nous n’avions pas bien compris, la notice reprend l’une des phrases de l’historienne Sylvie Lindeperg (“C’était un film de combat, une machine de guerre contre le gaullisme et sa vision de l’histoire”). Joseph Beauregard est enfin loué pour son œuvre salutaire” qui, de surcroît, “rappelle les tentations de falsification historique de tout pouvoir politique”.
Tout en insistant sur l’intention militante de Marcel Ophuls, le réalisateur prend soin d’inviter des historiens de l’Occupation à commenter “Le chagrin et la pitié”. Leurs interventions donnent l’impression d’un agrément scientifique mais, dans les propos retenus par le réalisateur, Pascal Ory, Henri Rousso et Marc Joly ne s’interrogent pas sur la véracité historique du film : ils expliquent sa forte influence sur la mémoire collective et sur le discours officiel. Henry Rousso a raison d’établir une continuité entre “Le chagrin et la pitié” et le discours de Jacques Chirac sur la rafle du Vel d’Hiv mais l’effet réel du film de Marcel Ophuls sur les représentations collectives est sans rapport avec la discussion historique sur l’Occupation.
Or la plupart des personnes interrogées par le réalisateur entérinent sans le moindre scrupule les thèmes du film, tels qu’ils ont été ressassés depuis 1971 : les Français se sont massivement couchés devant l’Occupant, le général de Gaulle a diffusé le pieux mensonge d’une France résistante et le passé vichyste a été occulté. Sylvie Lindeperg affirme que le discours du Général le 25 août 1944 (“Paris libéré…”) “cristallise la mythologie gaullienne” et opère “une espèce de glissement vers un légendaire” par lequel “les Résistants (…) vont finalement accepter de partager l’héritage héroïque avec la population dans son entier”. On aimerait savoir qui et à la suite de quels débats les Résistants – qui avaient alors d’autres soucis comme nous le verrons plus loin – ont accepté ce partage… Annette Lévy-Willard affirme quant à elle que le film fit découvrir “qu’on a été sous-informé”, qu’on a avalé beaucoup de mensonges et François Heilbronn déclare à propos de Vichy que “c’est une histoire qu’il fallait cacher”. Ces trois commentaires donnent le ton de l’émission et confirment une ligne qui n’a pas varié depuis 1971 : malgré la censure du régime issu de la Libération, les Français auraient découvert grâce à Marcel Ophuls l’ignominie de Vichy et leur propre lâcheté devant l’Occupant.
Il était bien entendu nécessaire que le réalisateur de l’émission de 2024 expose la thématique de Marcel Ophuls et donne largement la parole à celles et ceux qui estiment que son film a définitivement fixé la mémoire collective et l’histoire des Français sous l’Occupation. Mais il était non moins nécessaire que Joseph Beauregard rappelle par qui et pourquoi “Le Chagrin et la pitié” a été et reste vivement contesté. Faute de l’avoir fait, son émission relève de la manipulation mémorielle et d’une falsification historique dont le documentaire d’Arte était censé nous prémunir.
Dès juin 1971, Germaine Tillion, l’une des premières résistantes (1) qui fut déportée à Ravensbrück, déplorait que Marcel Ophuls ait préféré “un quart de vérité qui scandalise à trois quart de vérité défraîchie par l’usage”. Anise Postel-Vinay, elle aussi déportée à Ravensbrück, écrivait que le film ne tient pas compte de “l’extraordinaire coude à coude de ces résistants, venus de tous les horizons, se découvrant l’un l’autre et bénéficiant de la complicité tantôt active, tantôt silencieuse, d’une population qui ne comptait pas autant de minables et de traîtres qu’Ophuls le croit”. Après avoir dissipé la légende de la censure du film – l’ORTF ne l’a pas acheté parce qu’il coûtait trop cher – Simone Veil invitée par Daniel Schneidermann en 1997 avait dénoncé la malhonnêteté d’Ophuls dans ses prétentions à l’histoire et son caractère insultant pour la Résistance (2).
Les réflexions et témoignages de ces trois femmes éminentes n’ont pas été pris en considération par Joseph Beauregard. Les historiens qui le dérangeaient ont fait l’objet du même mépris.
(à suivre)
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1/ Cf. Julien Blanc, Au commencement de la Résistance, Du côté du musée de l’Homme – 1940-1941, Seuil, 2010, et mon article sur ce blog : https://www.bertrand-renouvin.fr/aux-commencements-de-la-resistance/
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