Le choc des civilisations n’aura pas lieu

Déc 24, 2007 | Entretien

 

La thèse du « choc des civilisations » a rencontré un formidable écho et donne à Nicolas Sarkozy l’impression qu’il a une pensée sur le cours du monde. Youssef Courbage, démographe, et Emmanuel Todd, démographe et anthropologue, ont montré dans un ouvrage récent que la vision polémique de Samuel Huttington était fausse. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Emmanuel Todd montre que les sociétés marquées par l’islam ne sont pas essentiellement différentes des sociétés de tradition chrétienne et de modernisent à leur rythme – non sans violence. Un rendez-vous des civilisations est possible mais ce ne sera pas un dialogue angélique…

 

Royaliste : Ce livre est-il vraiment une œuvre commune ?

Emmanuel Todd : Oui ! Je n’aurais pas pu le faire seul et Youssef Courbage non plus. C’est un livre de militants : nous récusons la thèse du « choc des civilisations ». Cette idée est maintenant reprise par des gens qui n’ont pas lu Samuel Huntington mais je dois dire que son livre est une honte intellectuelle pour ceux qui s’intéressent à l’histoire des religions.

Royaliste : Pourquoi ?

Emmanuel Todd : On y trouve un étiquetage religieux mais il n’y a pas le minimum de connaissances théologiques nécessaires à la compréhension du sujet. Il n’empêche : la thèse du choc des civilisations a fait d’immenses dégâts. Une islamophobie simpliste s’est répandue et notamment en France chez des intellectuels que j’appelle « socio-théologiens » et qui fonctionnent comme des intégristes musulmans.

Royaliste : A ce point ?

Emmanuel Todd : C’est même pire ! Les intégristes musulmans pensent que tout ce qui est dans le Coran doit exister ; les socio-théologiens pensent que tout ce qui est dans le Coran existe déjà. Pour eux, le Coran est la réalité du monde musulman. Pour un démographe et un anthropologue, ce point de vue relève de la plaisanterie : aucune population musulmane n’applique les règles d’héritage qui sont dans le Coran. Soit elles sont plus dures pour les femmes, qui n’ont pas leur demi-part, soit elles ne sont pas du tout appliquées comme en Indonésie et en Malaisie où le statut de la femme est très élevé.

L’idée fondamentale du « choc des civilisations », c’est que nous sommes dans un monde segmenté, dans lequel l’Islam représenterait le refus de la modernité. Il y aurait donc un homo islamicus qui serait d’une essence particulière – que l’on tente de trouver en scrutant les textes religieux…

On ne peut pas être polémique quand on fait de la démographie : les indicateurs de fécondité privent de sens cette quête de l’homo islamicus qui vivrait en parfaite harmonie avec le Coran. Ces indicateurs vont de 7 enfants par femme en Afrique subsaharienne à 1,7 en Azerbaïdjan (c’est le niveau anglais) 2 en Iran et en Tunisie (niveau français et américain), autour de 2,5 pour le reste du Maghreb et en Asie centrale post-soviétique, 5 pour le Pakistan. Pour un démographe, le monde musulman n’existe pas.

Royaliste : Quelle est la thèse centrale de votre livre ?

Emmanuel Todd : Nous montrons que les pays islamiques connaissent, avec un certain retard, des phénomènes de modernisation : les indicateurs démographiques que je viens de vous présenter de manière succincte le prouvent dans l’ordre de l’intime : la sexualité, la procréation. Le monde musulman n’échappe pas aux mécanismes généraux de la transition démographique : la baisse de la mortalité entraîne une croissance explosive de la population à laquelle les peuples concernés finissent par répondre par un ajustement de leur fécondité. L’un des principaux facteurs permettant cette baisse de la fécondité, c’est l’élévation du taux d’alphabétisation des femmes. Mais nous montrons dans le livre que le taux d’alphabétisation des hommes joue aussi un rôle significatif, tout particulièrement dans le monde musulman.

Les pays plus ou moins marqués par l’Islam ont démarré en retard mais le processus se déroule sur quelques décennies alors que la baisse générale du taux de fécondité a pris plusieurs siècles en Europe.

Royaliste : Evoquer un « rendez-vous des civilisations », n’est-ce pas tomber dans la prophétie angélique ?

Emmanuel Todd : Non ! Nous ne nions pas l’existence du fondamentalisme musulman et nous soulignons la violence de la phase de transition entre les comportements traditionnels et la modernité. Cette violence s’est manifestée avec la révolution en Iran, par la guerre civile en Algérie, aujourd’hui par le terrorisme international.

Pourquoi ? Parce que la modernisation entraîne des perturbations profondes : dans une population qui s’alphabétise, il y a un moment où les fils savent lire alors que les pères ne savent pas, ce qui désorganise les rapports d’autorité. Dans une société qui commence à contrôler sa fécondité, les rapports entre hommes et femmes sont profondément remaniés. Cette désorientation de la société provoque des troubles violents qui se manifestent de diverses manières.

Autrement dit, nous ne décrivons pas la crise de transition comme un sympathique âge des Lumières : Durkheim avait bien montré que la modernisation de l’Europe s’était faite dans la violence et avait provoqué une montée impressionnante du taux de suicides. Aujourd’hui, on attribue à l’Islam la violence qui secoue divers pays musulmans mais dans quelques années on plaquera sur la violence de la phase de transition en Afrique subsaharienne une autre théorie explicative – qui n’aura pas de fondements plus sérieux que l’actuelle théorie dominante. Comme d’habitude – c’est déjà le cas pour la Côte d’Ivoire – on donnera une interprétation régressive. Je pense qu’on parlera de tribalisme et l’on confondra les troubles de la modernisation avec un phénomène de régression.

Royaliste : Dès lors, que signifie ce rendez-vous des civilisations ?

Emmanuel Todd : Ce n’est pas le dialogue sympa des civilisations et des religions ! Ce n’est pas l’idée d’un monde dans lequel chrétiens, musulmans et bouddhistes comprendraient le point de vue de chacun. Pour moi – Youssef Courbage est plus nuancé sur ce point – c’est un rendez-vous possible dans l’incroyance. Vous savez que le christianisme – religion de la sortie de la religion – peut produire une laïcité. De même qu’il y a eu déchristianisation en Europe, il faut envisager l’hypothèse d’une désislamisation. Elle est contredite par un certain retour à la pratique religieuse et par ce que nous en voyons – les femmes en noir avec des foulards – elle doit être nuancée mais les données démographiques me font dire qu’il y a seulement apparence de réislamisation.

Royaliste : Quelles sont vos raisons ?

Emmanuel Todd : Vous savez que la France est le premier pays où la fécondité a baissé dès la fin du 18ème siècle. Les paysans du bassin parisien avaient alors un taux d’alphabétisation non négligeable (50% à la veille de la Révolution française) mais les pays protestants de l’Europe du nord – où la baisse de la fécondité n’a eu lieu qu’à la fin du 19ème siècle – étaient beaucoup plus alphabétisés. Il a donc fallu une autre condition que j’avais mise en évidence dans mon livre sur « L’invention de l’Europe » : on observe dans le Bassin parisien, comme sur les deux tiers du territoire français, un effondrement du recrutement des prêtres entre 1730-1740 : pour que la fécondité baisse il a aussi fallu que la croyance religieuse catholique soit ébranlée. Le même phénomène se produit vers 1870 en Europe du Nord : le recrutement en pasteurs se tarit et il y a un effondrement simultané de la fécondité. Cette relation se vérifie en Russie et dans le Japon bouddhiste.

Il faut donc s’interroger sur le taux de fécondité de 2 enfants par femme en Tunisie et en Iran, ou de 2,5 au Maroc, en Algérie et en Asie centrale post-soviétique. Dès lors, comment soutenir que l’homme musulman est d’une essence différente ? Nous pensons que toutes les grandes religions sont implicitement natalistes car elles donnent un sens à la vie ; c’est quand se produit la perte de sens que les populations commencent à contrôler leur fécondité. Ce que cache la violence du fondamentalisme musulman, ce n’est pas le renforcement de la croyance mais l’émergence du doute. C’est dans les populations qui doutent de l’existence de Dieu qu’on observe, sur les franges, des phénomènes de manifestation hystérique de la croyance. Mais si le Coran n’est pas la réalité du monde musulman, on est confronté à la diversité anthropologique et sociale de ce monde.

Royaliste : Par exemple ?

Emmanuel Todd : Au centre, il y a deux grandes régions dans lesquels les stéréotypes sur l’Islam sont vérifiés : statut de la femme très bas, tradition du mariage entre cousins. C’est le modèle familial arabe que l’on retrouve dans le Moyen Orient non arabe : Turquie, Iran, Pakistan, Afghanistan.

Nous étudions aussi trois autres zones périphériques : Asie centrale post-soviétique où la pratique de l’avortement est courante, l’Asie matrilocale (Indonésie, Malaisie) où le statut des femmes est très élevé.

Royaliste : Qu’est-ce que la matrilocalité ?

Emmanuel Todd : Ce terme s’applique aux règles de mariage. Dans les sociétés patrilocales, la règle est que les nouveaux couples s’agrègent à la famille du mari dans 95% des cas. Quand une grande famille se constitue en Indonésie, les nouveaux couples s’agrègent à la famille de la femme dans les deux tiers des cas.

En gros, le monde musulman est d’autant plus avancé dans sa transition démographique qu’il est plus proche de l’Europe…

Royaliste : On vous a accusé d’ethnocentrisme…

Emmanuel Todd : Il ne faut pas confondre la modernisation et l’occidentalisation. Il est vrai que des phénomènes démographiques et anthropologiques se diffusent par contacts géographiques et politiques (par exemple l’influence de la Russie soviétique en Asie centrale). Mais cela ne prouve pas la supériorité du pays qui diffuse ses manières de voir et de vivre. Les hommes sont les mêmes partout : si une innovation performante apparaît en un point quelconque, elle se diffusera spontanément.

Bien sûr, cette spontanéité n’est pas totale : les Bolcheviks ont alphabétisé systématiquement l’Asie centrale alors que les Français n’ont fait aucun effort sur ce point dans le Maghreb – qui est encore en retard. Mais la diffusion de notre modèle démographique s’est faite par les migrations, par l’usage de la langue française etc.

Au Maroc, nous avons montré que l’influence française avait bouleversé la société marocaine et expliquait la chute de la fécondité suite à un développement rapide de l’alphabétisation. Cela signifie que les modèles de comportement ne se diffusent pas nécessairement par la volonté de l’Etat.

Somme toute, l’Islam fait très peur en Europe et aux Etats-Unis alors que les sociétés musulmanes sont progressivement gagnées par la modernité.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 916 de « Royaliste » – 24 décembre 2007.

 

 

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