Nous avons vécu à la fin du siècle dernier des bouleversements considérables dans nos convictions, représentations et conditions de vie, au fil du violent remodelage opéré par l’ultralibéralisme. Ils ont des conséquences d’autant plus imprévisibles sur les comportements individuels, les relations sociales et les clivages politiques qu’une révolution anthropologique est en cours. Jérôme Fourquet décrit cette société poly-fracturée.

Il faut lire “L’Archipel français” (1) en se gardant de tout jugement intempestif et de toute réaction de rejet d’un travail qui vient troubler les pensées réconfortantes et les apaisantes certitudes. Ce travail tend à établir un constat d’ordre sociologique et politique qui ne surprendra pas les lecteurs de “Royaliste” puisque Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion à l’IFOP, formé par Yves Lacoste et Béatrice Giblin, s’inspire largement des ouvrages de Marcel Gauchet, d’Emmanuel Todd, de Christophe Guilluy. Il apporte son propre éclairage par une méthodologie qui s’appuie sur l’étude du choix des prénoms et qui, dans le domaine électoral, ajoute aux données socio-démographiques et territoriales une dimension temporelle qui prend en considération la trajectoire sociale de l’électeur par rapport à son milieu d’origine.

Jérôme Fourquet met en évidence l’effondrement de la pratique catholique dans notre pays, dans la perspective générale de la sortie du religieux tracée du Marcel Gauchet, et le naufrage concomitant du communisme français. Je ne reviens pas sur ces deux phénomènes, longuement étudiés dans nos colonnes, qui expliquent de manière décisive les évolutions et bouleversements en cours. La fin du conflit structurant qui opposait l’Eglise catholique et la contre-église communiste et qui alimentait la dialectique entre droite et gauche a provoqué une fragmentation de la société française, travaillée depuis longtemps par la logique individualiste et, en même temps, par une mise en question des règles morales naguère tenues pour évidente.

Nous faisons maintenant l’expérience d’un “narcissisme de masse” dans lequel l’individu est censé ne fait plus faire ce qu’il doit mais ce qui lui plaît. Jérôme Fourquet recense les nouveaux regards sur autrui et les nouvelles pratiques qui sont en train de s’établir. L’homosexualité est très largement acceptée de même que le mariage entre personnes de même sexe et une majorité se dégage en faveur de l’extension de la PMA aux lesbiennes. On se marie moins qu’auparavant et on se fait plus souvent incinérer. On voit fleurir les prénoms rares ainsi que les tatouages sur la peau des hommes et des femmes. L’antispécisme remet en cause la hiérarchie des espèces et un journaliste emblématique proclame que l’animal est une personne…

On peut se réjouir d’une tolérance inédite ou déplorer ces évolutions, mais il n’est plus possible de contester la réalité confuse qu’elles font apparaître. Il faut continuer à s’interroger sur le développement des radicalités individualistes et antihumanistes mais sans cesser d’observer le comportement des groupes sociaux et des nouvelles formations politiques qui s’appuient sur ceux-ci. La fracture entre les élites et de larges fractions du peuple français n’a cessé de s’aggraver depuis une trentaine d’année. A la suite de Christopher Lasch, Jérôme Fourquet souligne la “sécession des élites” qui porte gravement atteinte à la cohésion de la société française. Ce séparatisme est social, culturel et territorial. A Paris, les cadres et professions intellectuelles représentaient 24,7% de la population en 1982 et 46,4% en 2013. Ce phénomène de gentrification s’observe dans toutes les métropoles. Elle s’accompagne de ségrégation scolaire puisque les milieux favorisés mettent leurs enfants dans les écoles privées où se forment les futurs élèves des grandes écoles. Sur les stades de football, on voit les élites se concentrer dans les “carrés VIP”, et les stations de sports d’hiver accueillent principalement les hautes classes. L’exode fiscal, qui ne touche pas seulement les acteurs et les grands patrons, marque la volonté de rupture d’une fraction de plus en plus importante des élites qui ne comprennent plus le comportement des classes moyennes et populaires, à commencer par leurs choix électoraux. On se souvient du référendum de 2005, brutalement révélateur de la cassure entre la “France d’en bas” et la “France d’en haut”.

Face au groupe dominant, les milieux populaires ont développé de nouvelles pratiques culturelles qui s’inscrivent dans le processus d’américanisation de la société. Le choix de prénoms d’acteurs étatsuniens – Kévin, Dylan, Cindy – très répandus dans la France périphérique, manifeste ce clivage de classe, de même que le tatouage, les musiques et les vêtements. Dans leurs manières de vivre et dans leur imaginaire, les milieux populaires se séparent de plus en plus nettement de la culture française traditionnelle et des hautes classes. L’internationalisation des élites n’est pas du même ordre que l’adhésion populaire à une culture mondialisée.

L’américanisation de la société française n’exclut pas la réaffirmation de cultures régionales – en Bretagne, en Corse – et de la culture religieuse des Français issus de l’immigration maghrébine. Sur le groupe social arabo-musulman, qui n’est pas une communauté, Jérôme Fourquet note que “les enfants portant un prénom les rattachant culturellement et familialement à cette immigration représentent 18,8% des naissances en 2016, soit près d’une naissance sur cinq” – dans cette classe d’âge et non dans l’ensemble de la population qui compte environ 6-7% de musulmans déclarés. La France est de facto devenue une société multiculturelle et c’est l’une de ses principales métamorphoses.

Cette population issue de l’immigration est très hétérogène et constitue son propre archipel avec ses îlots algérien, marocain, africain, comorien, turc… au sein de l’archipel français. L’étude des prénoms confirme qu’une grande partie de cette population s’intègre “à bas bruit” par le militantisme politique et syndical et par la participation aux compétitions électorales sous des étiquettes de gauche ou sous la bannière de La République en Marche mais aussi par le choix de carrières dans l’Armée et dans l’enseignement public où la discrimination selon les noms et prénoms est exclue. Cette volonté d’intégration est freinée par le passage d’une endogamie familiale persistante à une endogamie communautaire et religieuse bien visible dans certains quartiers.

L’ensemble de ces phénomènes complexes, étudiés avec précautions et nuances par Jérôme Fourquet, ont redessiné notre paysage politique. Avant 2017, le clivage droite-gauche demeure prégnant dans les imaginaires même si les choix effectués par les partis dominants autour de Nicolas Sarkozy et de François Hollande se rapprochent de plus en plus nettement sous couvert de “construction européenne”. La victoire d’Emmanuel Macron après son duel avec Marine Le Pen marque l’installation d’un nouveau clivage que l’Elysée tente d’exploiter à son avantage en opposant les “progressistes” et les “nationalistes”. Par ce récit, Emmanuel Macron tente de masquer l’opposition entre les “gagnants-ouverts” et les “perdants-fermés” qui se manifeste en Europe et aux Etats-Unis (2).

En mai 2017, le parti du “oui” au référendum de 2005 s’est unifié face à la France du “non”. Très minoritaire, ce parti européiste et surtout cosmopolite regroupe les couches les plus diplômées et les plus dynamiques de la société, qui sont installées dans les villes et les régions branchées sur le monde globalisé. Statistiques, cartes et graphiques confirment la réalité de ce clivage et la profondeur du fossé entre gagnants et perdants. La corrélation très marquée entre le faible niveau de diplôme et le vote lepéniste “renvoie tout d’abord au lien entre faible niveau de diplôme et emplois peu qualifiés, mal rémunérés et plus exposés à l’automatisation et aux délocalisations. Le diplôme joue également sur la vision du monde de son détenteur, en lui offrant un bagage qui lui permet de s’adapter aux mutations de la société. Dans une société en perpétuel mouvement sous l’effet de l’émergence des nouvelles technologies, dans la sphère privée et professionnelle, la capacité d’adaptation et la détention d’un capital culturel deviennent des ressources centrales. Ceux qui en sont le moins dotés souffrent et sont beaucoup plus vulnérables”. Culturel et social, le conflit est également géographique puis les gagnants qui vivent dans les métropoles ignorent le sort des Français relégués dans la France périphérique et confrontés aux populations immigrées. Quant à ce nouveau clivage, le taux de chômage, tant national que local, joue un rôle structurant.

La sociologie du parti lepéniste confirme cette opposition entre la France populaire et le milieu dirigeant qui a fabriqué, avec La République en Marche, un “parti entreprise” très typé : 69% de ses candidats aux législatives appartenaient aux classes supérieures, 44% de ses adhérents disposaient d’un diplôme de grande école ou d’un niveau équivalent et ce sont les membres des classes sociales supérieures qui ont massivement soutenir la liste de La République en Marche aux élections européennes de 2019, au détriment de la droite classique. Le bloc “libéral-élitaire” s’oppose frontalement à un bloc populaire qui se retrouve en partie autour de Marine Le Pen. Telle est la nouvelle configuration de la lutte des classes.

Bien entendu, ce résumé ne dispense pas de la lecture du livre, pour entrer dans le détail des conflits qui mettent à l’épreuve l’unité de la nation française. Encore faut-il rappeler que l’analyse sociologique établit des constats, non des fatalités. Elle permet aux militants politiques de repérer les éléments qui sont susceptibles de changer le cours des choses…

(à suivre)

***

(1) Jérôme Fourquet, avec la collaboration de Sylvain Manternach, L’archipel français, Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2019. Les expressions et citations placées entre guillemets sont tirées de cet ouvrage.

(2) le précédent ouvrage de Jérôme Fourquet : Le nouveau clivage, Le Cerf, 2018, et ma présentation dans le numéro 1148 de “Royaliste”.

 

 

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