Directeur d’études à l’EHESS et directeur du Centre d’Etudes des Modes d’industrialisation, Jacques Sapir est l’auteur de très nombreux ouvrages – sur l’euro, la démondialisation, le protectionnisme… Il a bien voulu nous présenter son nouvel ouvrage, consacré à la planification dans les pays capitalistes.

Royaliste : Vous montrez dans votre livre qu’il y a de nombreuses expériences de planification dans les économies qui ne sont pas collectivistes…

Jacques Sapir : En effet. Dans les années soixante, des économistes américains avaient publié un livre sur la planification dans les pays capitalistes et avaient couverts d’éloges ces expériences, dont celle de la France. C’est cela que j’ai voulu reprendre, en expliquant d’abord la naissance de la planification.

La Première Guerre mondiale est la grande matrice de la planification. Certes, avant, il y avait eu Marx et les économistes marxistes mais, quelles que soient leurs tendances, ceux-ci ne connaissaient que peu de choses à l’organisation économique des pays et s’en tenaient à la théorie. Au contraire, les pays qui entrent en guerre en 1914 sont obligés de réorganiser leur production pour faire face aux impératifs militaires. On voit alors émerger trois modèles :

Le modèle allemand, très centralisé, se met en place dès août 1914. Walter Rathenau, annonce le blocus franco-britannique, explique qu’il faudra des substituts aux matières premières qui vont manquer. Deux semaines plus tard, il est nommé à la tête du Comité aux approvisionnements (KRA) qui est sous la double tutelle du gouvernement et de l’État-Major. De là se constitue un mécanisme de planification très extensif – les Allemands ont même envisagé de collectiviser l’agriculture – et très lié à l’Etat impérial. C’est d’ailleurs la première raison de l’abandon de la planification après la défaite de 1918, qui fait que la gauche allemande ne reprend pas l’idée. L’antisémitisme est la deuxième raison : Rathenau était juif et la droite récusa la planification pour ce motif.

Le modèle russe est une insurrection de la base contre le gouvernement tsariste. Une partie des industriels russe, surtout ceux qui sont dans la région de Moscou et de Nijni-Novgorod, accuse le gouvernement d’incapacité et décide d’organiser l’économie de guerre. La planification résulte d’une insurrection entrepreneuriale par nationalisme. A l’hiver 1916, donc bien avant la révolution, ce modèle commence à dériver vers ce qui sera le système soviétique. C’est d’ailleurs cette planification qui permet l’arrivée au pouvoir des Bolcheviques et qui leur permet de survivre dans la Guerre Civile.

Le modèle français, repose sur la coopération entre l’administration et le secteur privé. Cette coopération réunit des administrateurs, des hommes politiques – le socialiste Albert Thomas y joue un rôle considérable et Etienne Clémentel qui est un centriste – mais aussi des industriels comme Louis Loucheur. La dynamique est la même dans l’Armée, qui utilise les compétences des nombreux ingénieurs qui sont dans ses rangs, ce qui lui permet de devenir un foyer d’innovation.

Royaliste : Vous dites que l’exemple français a un impact immense sur les Etats-Unis…

Jacques Sapir : En 1917, les Américains sont arrivés sans matériel. C’est l’industrie française qui a équipé leurs soldats. Les généraux américains ont été très impressionnés par les armes et par la planification française et ont tenté d’organiser un système équivalent aux États-Unis. Après la guerre, ils ont voulu préserver l’expérience acquise en créant l’Army Industrial College. L’arrivée au pouvoir d’Hitler incite le gouvernement américain à relancer des plans d’organisation, alors que, de leur côté, les Français ne reprennent pas les méthodes utilisées entre 1914 et 1918 : Pierre Mendès-France, ministre de l’Economie dans le deuxième et très éphémère gouvernement Blum, est le seul qui travaille sur la question avec son directeur de cabinet, Georges Boris, et qui présente un programme de planification pour en finir avec la dépression et pour préparer la France au conflit avec l’Allemagne.

Aux Etats-Unis, par contre, il y a une continuité entre les conseillers de Roosevelt et l’Army Industrial College, qui va inspirer l’organisation de l’économie américaine dès 1940. Les Britanniques vont également s’organiser alors que l’Allemagne refuse la planification, considérée par les nazis comme une invention juive. Le système administratif nazi est en réalité un féodalisme moderne, qui installe une concurrence acharnée entre les lieutenants d’Hitler qui sont à la tête de différents domaines. D’où une très grande inefficacité. Au contraire, la planification américaine est très efficace.

Royaliste : Quelles sont les origines de la planification française de l’après-guerre ?

Jacques Sapir : Elles se trouvent à la fois à Vichy et dans la France libre. A Vichy, un certain nombre de responsables sont obligés de penser à la planification à cause des prélèvements massifs de l’Allemagne sur l’économie française. Ce fut la constitution de la Délégation Générale à l’Équipement National, qui fit plusieurs études importantes mais ne put les réaliser du fait de la période.

A Londres, Pierre Mendès-France, désigné comme haut-commissaire aux Finances par le général de Gaulle, retrouve Georges Boris et tous deux réfléchissent à nouveau à la planification. Par ailleurs, Jean Monnet est en contact avec les planificateurs américains, notamment avec Robert Nathan. Des relations se nouent entre Mendès-France et Monnet puis le gouvernement provisoire revient en France. Mais un conflit éclate entre Mendès-France et le Général autour de la question de la réforme monétaire, qui se termine par la démission de Mendès en octobre 1945. De Gaulle fait donc appel à Jean Monnet, qui est nommé commissaire général au Plan en 1946.

Royaliste : Comment définir la planification française ?

Jacques Sapir : Il y a quatre points principaux.

  • La planification est d’abord une réaction à des faillites de marché.
  • C’est une capacité de mobiliser les moyens existants face à des objectifs clairement définis.
  • C’est une action pragmatique.
  • C’est, pour l’Etat, un moyen décisif de retour à la souveraineté.

Ce dernier point est très clair. Lorsqu’on étudie les archives de Jean Monnet, on voit qu’il se comporte en chef de guerre par rapport à l’Allemagne et à l’Autriche. Il demande par exemple aux chefs des zones d’occupation françaises la fourniture de milliers de tonnes de bois pour la reconstruction des houillères en France.

On retrouve ces quatre points en Inde et au Japon. La question de la planification de l’économie indienne est posée dès 1934 en vue de séparer l’économie de l’Inde de l’économie britannique. Ce n’est pas un homme politique qui lance cette planification mais un très grand ingénieur, Mokshagundan Visvervaraya, qui avait réalisé de grands travaux avant d’entrer dans l’industrie privée. Ses études sur la planification sont reprises par l’aile gauche du Parti du Congrès qui constitue un comité de planification chargé de préparer la base économique de l’indépendance. Les industriels indiens proposent en 1944 leur propre projet de planification. Quand l’Inde devient indépendante, Nehru fait la synthèse de ces travaux, réunit leurs auteurs dans le premier comité de planification qui va organiser avec efficacité le développement de l’économie indienne. Dani Rodrik, qui est un grand spécialiste du développement, montre que les succès de l’Inde de Modi sont largement basés sur la planification qui a duré de 1948 à 2007.

Le Japon a un rapport particulier avec le capitalisme, qui n’est pas vu comme une fin en soi mais comme un instrument. Souvenez-vous du slogan de la période Meiji : Une économie forte pour une nation forte. Ce sont des fonctionnaires, qui souvent sont en poste dans les territoires annexés par le Japon (Mandchourie, Corée) qui développent l’idée de planification et qui reprennent leurs travaux après la guerre. L’un d’entre eux, Nobusuke Kishi, réalise la fusion du parti libéral et du parti démocrate en un grand parti de droite très influent, avant de devenir lui-même Premier ministre. Le Comité au Plan créé en 1956 permet la croissance de l’économie japonaise dans sa plus belle période qui va de 1959 à 1972. Nobusuke Kishi est le grand-père de Shinzō Abe et on retrouve beaucoup de ses idées dans les abenomics…

Royaliste : Lorsqu’on évoque la planification en économie capitaliste, on parle habituellement de planification indicative.

Jacques Sapir : Ce terme est inapproprié. Les expériences française, indienne et japonaise n’ont certes pas remplacé le marché mais on y observe des mesures directives et des mesures coercitives. Au Japon, la coercition passait par les allocations de devises aux entreprises – qui allaient à celles qui respectaient la logique du plan.

En France, le Commissariat général au Plan – qui employait au départ vingt fonctionnaires à temps plein et cinquante fonctionnaires délégués alors que François Bayrou emploie deux cents personnes pour effectuer un travail de prévisionniste déjà fait par France stratégie – avait un pouvoir considérable. Le Plan était rattaché à la présidence du Conseil puis au Premier ministre et exerçait son autorité par le biais des comités du plan qui rassemblaient fonctionnaires et industriels. Le Commissariat avait autorité sur les fonctionnaires car il pouvait mobiliser les moyens des ministères ; il exerçait aussi une très forte influence sur les industriels car il contrôlait une partie des allocations de crédits. Je précise que l’Inspection des finances n’a jamais accepté la planification, contre laquelle elle a mené une guerre sans pitié. Mise sous tutelle sous la IVe et sous la Ve jusqu’à la mort de Georges Pompidou, elle prit sa revanche lorsque Giscard d’Estaing est devenu président de la République, en commençant le démantèlement du Plan que la gauche a achevé.

Royaliste : Pourquoi la planification revient-elle dans l’actualité ?

Jacques Sapir : Je vois trois raisons. La première est conjoncturelle. La crise de la Covid a fait comprendre, au vu des pénuries dont nous nous souvenons, qu’il y avait des échecs de marché tout à fait massifs. La deuxième raison tient à la transition énergétique. La question climatique révèle elle aussi un échec de marché massif. Or, le niveau d’investissement requis pour réaliser la transition énergétique est tellement élevé qu’il faudra un plan pour assurer cette transition. Troisième raison : l’objectif de réindustrialisation qui implique la combinaison par le plan d’une série d’instruments. Et puis il y a une raison cachée : c’est la souveraineté. Quand on ne pense pas la souveraineté, on n’a pas besoin de plan. Dès qu’on pose la question de la souveraineté, même de manière très formelle, la planification devient nécessaire.

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Jacques Sapir, Le grand retour de la planification, Jean-Cyrille Godefroy, février 2022.

Entretien publié dans le numéro 1245 de « Royaliste » – 3 décembre 2022

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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