La condamnation de Marine Le Pen à une peine d’inéligibilité a suscité, au-delà des polémiques politiciennes, un vif débat portant sur les principes mêmes de la souveraineté. Déclenché par Pierre Rosanvallon, il a été suivi par une vive réplique de Marcel Gauchet, confortée par un récent article de Bernard Bourdin.

Les travaux que Pierre Rosanvallon a consacrés à l’histoire du suffrage universel, de la représentation et de la souveraineté font référence et nous y avons puisé de solides leçons. Aux Mercredis de la NAR, nous écoutions avec une respectueuse attention cet éminent chercheur, tout en contestant les engagements politiques du principal penseur de la deuxième gauche.

C’est sans surprise que nous avons lu l’entretien que Pierre Rosanvallon a accordé à Ariane Chemin (Le Monde, 12 avril) sur le rôle des juges dans la démocratie. La réflexion sur ce point n’est pas nouvelle. Dans un ouvrage collectif qu’on peut considérer comme le manifeste de l’oligarchie “progressiste” (1), Jean-Marie Colombani écrivait qu’il fallait “mettre en chantier une nouvelle séparation des pouvoirs intégrant dans le champ des acteurs de la démocratie moderne la figure de pouvoir qui a surgi : le juge”.

Vingt-quatre ans plus tard, Pierre Rosanvallon donne un écho théorique à l’ancien directeur du Monde en affirmant que la souveraineté du peuple s’est réduite à une procédure fondée sur le principe majoritaire et que le “peuple arithmétique” sortant des urnes a “trouvé ses limites” car il y aurait un “peuple communauté” fondé sur les valeurs et principes qui fondent cette communauté. D’où le rôle décisif des juges, “gardiens d’une souveraineté populaire définie par les valeurs fondatrices du contrat social. Les juges incarnent, tout autant que les élus, le principe démocratique de la souveraineté du peuple”.

Répondant aux questions d’Alexandre Devecchio dans Le Figaro (27 mai) Marcel Gauchet a récusé l’opposition entre “peuple arithmétique” et “peuple-communauté”. Il s’agit là de vieilles “arguties” remontant à Mussolini mais qui invoquent aujourd’hui à l’Etat de droit. La démocratie est encore et toujours la libre expression du suffrage populaire, selon les principes de l’Etat de droit qui organise les libertés publiques et protège la minorité. Pour Marcel Gauchet, “la prétention actuelle de substituer l’État de droit à la démocratie classiquement entendue est un dévoiement de ce principe juste. Elle le dénature en ouvrant la porte au droit pour la minorité de réduire la majorité au silence”.

Affirmer que les juges incarnent autant que les élus la souveraineté du peuple est “une proposition extravagante, mais un aveu précieux” car nous trouvons là l’expression, rarement portée à la connaissance de l’opinion publique, de la pensée profonde du courant “progressiste autoritaire” qui sévit au sein de l’oligarchie. Dans les milieux dirigeants, on estime que “les gens” sont incapables de comprendre les vrais enjeux, malgré toutes les explications qu’on leur donne, et qu’ils se trompent gravement lorsqu’ils écoutent les sirènes populistes. On s’ingénie donc à promouvoir un législateur de rang supérieur, chargé d’imposer au peuple le respect des principes de la “communauté” qui le transcende lorsque la majorité électorale ne va pas dans le bon sens. A juste titre Marcel Gauchet rappelle que “la fonction du juge est de veiller à la juste application des lois” faites par les élus au sein du Parlement. Le juge, bouche de la loi, ne peut être législateur.

Dans la Revue politique et parlementaire, Bernard Bourdin, invité régulier de nos réunions tout comme Marcel Gauchet, s’insurge contre les discours entendus à l’issue du procès Le Pen selon lesquels les juges auraient sauvé la démocratie. “Dans un Etat et une société laïque, écrit-il, il est stupéfiant d’entendre une conception aussi rédemptrice (ou régénératrice) de l’acte de juger. Les juges n’ont ni vocation à sauver la démocratie ni bien entendu vocation à la détruire. Ils ont à dire le droit !” On ne peut en effet invoquer le principe de séparation des pouvoirs et politiser une décision de justice – sur l’inéligibilité de Marine Le Pen – en affirmant que les juges ont sauvé le pouvoir politique d’une nouvelle orientation résultant d’un choix démocratiquement exprimé.

On nous dit que le choix populiste n’est pas acceptable mais le populisme vertueusement dénoncé se caractérise par une définition extensive qui englobe tous ceux qui ne sont pas en accord avec l’oligarchie. C’est au contraire l’appel à l’intervention politique du pouvoir judiciaire qui peut provoquer des réactions de rejet de la classe dirigeante, les juges venant rejoindre les dirigeants politiques et les patrons de médias dans la même détestation. “La politisation de l’acte de juger des responsables politiques, ajoute Bernard Bourdin, est le symptôme révélateur d’une décomposition de l’idée même de politique en démocratie. Le peuple n’est certes pas une catégorie morale infaillible. L’histoire nous l’enseigne. Mais c’est le risque à prendre pour vivre en démocratie”.

Vouloir que le juge exerce une tutelle judiciaire et morale – au nom des “valeurs” – c’est opérer en soi-même un étrange retournement. Le “progressisme autoritaire” exprimé par Pierre Rosanvallon se retourne en une régression non moins autoritaire. Quand on postule l’infaillibilité morale du juge face à un peuple moralement faillible, “ce n’est pas tant un gouvernement des juges qui se met en place (expression maladroite), mais un pouvoir clérical-séculier qui ne dit pas son nom. La duplication de la souveraineté du peuple par le pouvoir judiciaire fait étrangement penser à l’ambition que l’Eglise avait autrefois d’exercer un contrôle sur le pouvoir temporel”.

Le nouveau cléricalisme – judiciaire, médiatique – voilà l’ennemi !

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1/ Roger Fauroux, Bernard Spitz, Notre Etat, Le livre vérité sur la fonction publique, Robert Laffont, 2001. Voir notre analyse dans la revue Cité, n° 37.

Article publié dans le numéro 1304 de « Royaliste » 25 juin 2025

 

 

 

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