L’échec de la réunion du GATT (1), à la fin du mois dernier, n’est pas surprenant. Les Etats-Unis voulaient une nouvelle fois imposer leur loi aux pays européens : leurs espoirs se sont effondrés parce qu’ils n’avaient pas lieu d’être. Ce n’est pas une grande victoire puisque les véritables questions continuent de se poser, mais cette résistance était nécessaire.
Il faut cependant revenir sur ce très mince événement, puisqu’il a alimenté la campagne antiprotectionniste qui se développe en France depuis l’affaire de Poitiers. Dans la presse écrite, il n’est question que de la « montée » d’un protectionnisme dont le « péril » doit être dénoncé. On accumule les clichés, avant d’asséner les évidences et de prononcer les condamnations : apparaît l’image d’une France « frileuse », « repliée sur elle-même », bientôt victime de « représailles » puis séparée du monde. Le protectionnisme, déjà inadmissible, devient, par un glissement de sens abusif, une abominable autarcie. Voici que se propage l’hérésie de la « France seule », sur laquelle plane déjà l’ombre de Maurras : elle obscurcit la lumière du Libre-Echange, qui rayonnait d’une universelle bonté.
Ainsi va le débat politique français. Le manichéisme, qui n’est pas son moindre défaut, gagne maintenant le domaine austère du commerce international – et même les intellectuels se jettent dans la bagarre. Elle est apparemment simple : d’un côté la liberté politique, économique et culturelle ; de l’autre le protectionnisme, le « poujadisme culturel », l’anti-américanisme, l’étatisme. Les camps sont bien délimités : reste à faire son choix entre le Bien et le Mal. Ainsi présenté, ce n’est pas difficile … Quitte à déconcerter les auteurs de schémas, qui s’empressent déjà de nous ranger dans le camp « nationaliste », il faut dire que nous refusons cette alternative artificielle, qui repose sur la fabrication de deux mythes concurrents : le libre-échange n’existe pas, le « protectionnisme » n’est pas là où on le dénonce.
L’UTOPIE LIBÉRALE
Le libéralisme économique est un mirage, une illusion fondée sur une théorie dont le caractère fallacieux a été établi (2). La « libre concurrence » n’a jamais existé mais seulement l’exploitation impitoyable des pauvres par les puissants (3). Le « marché » ne se trouve que dans les livres, et « l’équilibre » ne s’obtient que par des formules étrangères à toute réalité. Quant à la liberté des hommes, elle s’est trouvée écrasée par la spontanéité de « lois » qui n’ont jamais réparti équitablement les richesses, ni respecté la simple dignité des personnes. Le libre-échange n’est qu’une utopie, qui prétend masquer la réalité des rapports de force, la politique des nations et des empires, la stratégie des groupes industriels et financiers. L’exemple récent de la réunion du GATT en est la preuve, et l’histoire du Marché Commun ne peut être comprise autrement : ce ne sont pas des entrepreneurs libres qui se concurrencent sur un marché, mais des nations qui s’affrontent, et des impérialismes qui prétendent perpétuer leur domination.
Du moins, dira-t-on, le libre-échange a ouvert les frontières, créé la prospérité de l’après-guerre, fondé la croissance qu’aujourd’hui nous regrettons. Voire. La grande période d’expansion s’est déroulée pour l’essentiel dans le cadre d’échanges encore contingentés, et nulle statistique n’est en mesure d’établir le gain qu’aurait représenté l’abaissement des barrières douanières. Et faut-il rappeler que ce libéralisme tant célébré n’a pas pu empêcher le développement de la crise, qu’il a favorisé les politiques de « dumping », incité à la « délocalisation » industrielle, permis le jeu néfaste des firmes transnationales ?
POUR UNE ECONOMIE D’ENTENTE
Le libéralisme économique est l’illusion dans laquelle les faibles sont tombés : les nations « dynamiques » se sont bien gardées d’appliquer les mesures qu’elles conseillaient à leurs concurrents. Le « désarmement douanier » était bon pour l’Europe ; mais ni les Etats-Unis ni le Japon n’ont renoncé aux barrières douanières et aux obstacles non-tarifaires (normes techniques, règles sanitaires, etc.) derrière lesquelles leurs entreprises s’abritaient. Ce protectionnisme méthodique n’a eu pour ces pays aucun effet négatif : loin de provoquer ou d’accélérer la crise, de déclencher la récession, il a permis de rassembler les forces, d’accumuler la puissance qui leur permet aujourd’hui la conquête des autres marchés. Par quelle magie la politique de protection, si utile outre-Atlantique, deviendrait-elle perverse dès lors que nous souhaiterions partiellement nous en inspirer ?
Car il ne s’agit pas, dans le cas de la France, d’un protectionnisme global, d’une volonté nationaliste de repli. Face à la concurrence sauvage, face à la pénétration excessive de notre économie, le gouvernement veut simplement adresser une mise en garde aux nations trop agressives, et les contraindre à négocier dans la clarté – ce qui suppose que chacun, en Europe et dans le reste du monde, dévoile ses véritables méthodes commerciales afin que les comparaisons nécessaires puissent être faites et que les échanges soient rééquilibrés. Il n’y a aujourd’hui en France aucun protectionnisme systématique et doctrinal : seulement la volonté de garantir notre existence économique par des mesures temporaires, limitées aux secteurs les plus menacés, et le refus de sacrifier l’emploi et certaines activités économiques à une théorie qui sert des intérêts trop évidents.
Telle est l’orientation actuelle, que nous avons souhaitée pendant des années. Dans notre esprit, comme dans celui du gouvernement, elle n’est pas synonyme d’enfermement. Il s’agit au contraire de fonder une nouvelle coopération internationale, à la fois économique et culturelle, et de bâtir ce que nous avons appelé une économie d’entente avec les pays qui veulent échapper au système actuel. Comment ne nous féliciterions-nous pas de voir le Président de la République manifester, lors de ses voyages en Afrique et en Orient, une volonté identique ?
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(1) Accord général sur les tarifs et le commerce.
(2) Sur l’ensemble des questions évoquées ici, voir le livre essentiel de François Perroux : Dialogue des monopoles et des nations (P.U.G.)
(3) Jacques Ellul en a fait la démonstration dans Changer de Révolution (Seuil).
Editorial du numéro 371 de « Royaliste » – 9 décembre 1982
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