Royaliste : Ce logiciel impérial définit-il seulement la Russie de Poutine ?
Jean-Robert Raviot : Non. Le pari de ce livre, c’est de montrer les continuités historiques à travers l’histoire de l’Empire de Russie et de l’Union soviétique, puis de la Fédération de Russie. Ces continuités existent par le moyen de l’Etat, qui est au centre de l’entreprise politique qui commence vers 1480, lorsque la grande principauté de Moscou, sous le règne d’Ivan III, déclare son indépendance à l’égard des derniers reliquats de l’Empire Mongol.
La dynamique qui s’amorce à la fin du XVe siècle est l’effet de ce que j’appelle le moscopolitisme : Moscou commence par rassembler les terres russes dispersées par le joug tataro-mongol et c’est à partir de 1552 que débute la construction d’un empire multiethnique avec la conquête de l’émirat de Kazan. S’ensuivent trois siècles et demi d’expansion territoriale continue vers la Sibérie, vers le Caucase et vers l’Asie centrale. Retracer cette dynamique résulte d’une approche résolument géopolitique de l’histoire.
Royaliste : Une histoire qui, selon la thèse dominante en Russie, prendrait naissance dans la Rus’ de Kiev…
Jean-Robert Raviot : Cette Rus’ est un royaume très ancien, qui apparaît vers 900 et qui s’étiole puis disparaît complètement au XIIIe siècle. Je n’ai pas d’avis éclairé et compétent sur la question de la continuité entre la Rus’ de Kiev et l’Empire russe. Il est certain qu’il y a une continuité dynastique, religieuse et politique : Ivan III est issu de la dynastie fondée par Vladimir le Grand. Mais entre la Rus de Kiev et l’Empire de Russie qui se constitue au XV-XVIe siècle, il y a quatre siècles de rupture étatique. Pour moi, c’est un empire nouveau qui se constitue au XVe-XVIe siècle et qui cherche à capter l’héritage de Byzance – Ivan III épouse une princesse byzantine qui amène à Moscou l’aigle à deux têtes mais aussi des artistes et des architectes que le nouvel empire va peu à peu et intégrer.
Royaliste : Vous dites dans votre livre que la Russie est à la fois un empire archaïque et un Etat moderne…
Jean-Robert Raviot : C’est un empire de forme ancienne – archaïque, n’a rien de péjoratif – qui institue une domination politique sur des territoires qui s’agrègent par continuité territoriale, alors que les empires modernes pratiquent la conquête ultramarine. C’est aussi un Etat moderne, qui emprunte beaucoup aux formes de l’Europe occidentale – pensons à Pierre Le Grand et à la construction de Saint-Pétersbourg. Cependant, les fondements demeurent archaïques, malgré le développement du capitalisme en Russie à la fin du XIXe siècle, car les réformes politiques que beaucoup espèrent ne parviennent pas à se réaliser – ainsi le projet de monarchie constitutionnelle. Le règne d’Alexandre III, qui est sous influence ésotérique, est celui des Centuries noires et d’un antisémitisme meurtrier. Ce mélange d’archaïsme et de modernité est difficile à comprendre en Europe occidentale.
Royaliste : Vous analysez aussi la relation entre continentalité et connectivité.
Jean-Robert Raviot : L’Empire russe est continental à plusieurs titres : il a la taille d’un continent, son climat est continental et son territoire est peu tourné vers l’extérieur. A l’intérieur, on observe une réelle difficulté à relier les points de peuplement. Pour l’Etat, cet immense territoire a été, est et restera difficile à gouverner. Il a toujours été difficile de peupler la Russie, de fixer la population dans le grand nord – par exemple, dans le district fédéral de l’Extrême-Orient russe qui a perdu 20% de sa population entre 1990 et 2021. D’une manière plus générale, les inégalités économiques et sociales entre les régions sont en train de s’aggraver. Il existe en Russie un archipel métropolitain (Moscou, Saint-Pétersbourg…) qui est de plus en plus détaché de l’ensemble du pays. De plus, tous les fleuves coulent vers l’Océan glacial arctique, sauf la Volga qui débouche dans un mer fermée qui est la Caspienne.
Cette continentalité est un défi majeur pour le développement de l’Etat et de l’économie. Par conséquent, le défi a toujours été de permettre une bonne connectivité. En 1894, l’inauguration du Transsibérien a marqué un progrès important qui s’est prolongé tout au long du XXe siècle par la construction de routes, de voies ferrées mais aussi de centrales électriques dans les années vingt. Aujourd’hui, les oléoducs, les gazoducs et les câbles numériques s’inscrivent dans le projet de connectivité, avec l’objectif de faire de la Russie un pont entre l’Europe et l’Asie.
Royaliste : Vous pointez aussi la dialectique entre un pouvoir fort et un Etat faible…
Jean-Robert Raviot : Les dirigeants russes tiennent un discours de puissance, et ils aiment faire défiler leurs chars et leurs troupes sur la Place Rouge le 9 Mai. Pourtant, l’Etat est faible en ce sens qu’il a toujours eu beaucoup de mal à prélever les impôts et c’est pourquoi le gouvernement, après la remise en ordre des années 2000, a lancé une très importante réforme fiscale qui introduit la progressivité de l’impôt. La faiblesse de l’Etat, dont les dirigeants sont conscients, stimule chez eux le goût d’un pouvoir fort comme on l’a vu à différentes périodes de l’histoire. Cette dialectique de l’État faible et du pouvoir fort est l’un des éléments constitutifs du logiciel impérial.
Royaliste : Autre dialectique, celle du centre et de la périphérie…
Jean-Robert Raviot : Au début du siècle dernier, le grand historien Vassili Klioutchevski écrivait que “En Russie, le centre est à la périphérie”. J’ai placé cette citation en exergue de mon livre car elle guide une part importante de ma recherche. La formule de Klioutchevski signifie que le pouvoir central se construit par le maintien des périphéries, par une dynamique territoriale qui consiste à maintenir la sécurité dans les périphéries. C’est essentiel car sans cette sécurité, l’Etat risque d’être attaqué de l’extérieur et démantelé. Cela veut dire aussi que les questions locales – par exemple la Tchétchénie, qui est un tout petit territoire, où s’est déroulée une guerre implacable, et qui jouit aujourd’hui d’un statut d’extraterritorialité de fait – deviennent centrales.
Bien sûr, tous les yeux sont actuellement rivés sur la frontière russo-ukrainienne, la région du Don, la côte de la Mer Noire, la Crimée mais il faut aussi s’intéresser au Nord-Caucase, à l’Extrême-Orient russe que le gouvernement avait inscrit à l’agenda du pouvoir central en créant des ministères fédéraux dédiés à ces deux dernières régions. De même, à la fin du XIXe siècle, on avait créé des gouvernorats généraux et en quelque sorte militarisé le gouvernement des zones frontières, au Caucase et en Asie centrale.
Royaliste : La Russie connaît enfin des phases d’expansion et de rétraction de son territoire.
Jean-Robert Raviot : C’est en effet un mouvement incessant, avec des amplitudes très variables. Il y a une période d’expansion qui s’étend sur trois siècles, de 1550 à la fin du XIXe siècle. Puis trois rétractions au XXe siècle, après la Révolution de 1917. L’Union soviétique parvient à une petite expansion en récupérant des territoires perdus pendant la Première Guerre mondiale mais la Pologne et les Etats baltes restent indépendants. L’invasion allemande de 1941 provoque une rétraction jusqu’en 1944. Puis on assiste en 1991 à un éclatement de l’Union soviétique qui est en même temps une rétraction puisque la Fédération de Russie qui succède à l’URSS perd cinq millions de km². La période post-soviétique est plus complexe que celle qui suit la désagrégation de l’Etat impérial en 1917 car la Fédération de Russie est elle-même en 1991 un agent de l’éclatement de l’URSS tout en étant l’héritière de l’Etat soviétique.
Royaliste : Pourquoi le logiciel impérial russe n’est-il pas compris en Occident ?
Jean-Robert Raviot : Ma première hypothèse, c’est qu’il y a du côté occidental une difficulté à appréhender le fait qu’on puisse conjuguer archaïsme et modernité. Très influencé par Pierre Legendre, je pense que toutes les sociétés modernes, y compris la nôtre, sont travaillées par des archaïsmes que, du côté occidental, on ne veut pas prendre en considération.
En raison de cette cécité sur soi-même et sur les autres, les occidentaux jugent que la modernisation en Russie doit se faire par l’occidentalisation. Or la grande évidence du XXIe siècle, c’est que la modernisation ne suppose pas l’occidentalisation. En Russie, comme en Chine et en Inde, il y a une occidentalisation superficielle que l’on parvient à saisir au vu de la montée en puissance de la Chine et de l’Inde. Mais comme la Russie est chrétienne et européenne, on ne voit pas le caractère superficiel de l’occidentalisation. On a par exemple du mal à voir que la montée de l’autoritarisme dans la Russie poutinienne n’est pas synonyme d’arriération car il y a en ce moment de considérables modernisations économiques et sociales.
Deuxième hypothèse : il y a un débat sur l’impérialisme et le colonialisme et un certain nombre d’acteurs, en Pologne, en Ukraine, aux Etats-Unis, affirment que l’empire russe doit se décoloniser. Il faudrait que les ethnies non-russes de la Fédération accèdent à l’autonomie ou à l’indépendance et qu’on aboutisse au démantèlement de la Russie. C’est une idée lancée par les nationalistes polonais au XIXe siècle et qu’on reprend aujourd’hui en évoquant la décolonisation accomplie par la France et par la Grande-Bretagne. Or Vassili Klioutchevski explique que la Russie est un Etat qui a la particularité de se coloniser lui-même : dans ce pays, la domination coloniale ne se réduit pas à la domination d’un peuple métropolitain sur d’autres peuples mais elle porte sur la paysannerie russe, sur la Sibérie… Les relations entre le centre et la périphérie sont, en Russie, très différentes de celles mises en œuvre outremer par la France et la Grande-Bretagne.
Troisième hypothèse : les temporalités divergentes des élites dirigeantes russes et occidentales. A Moscou, les élites politiques mais aussi les dirigeants économiques ont tendance à se situer dans la continuité historique de la Russie. Du côté occidental, on défend l’ordre international tel qu’il a été façonné après 1945 et on lutte contre le révisionnisme de Poutine – qui porte sur les frontières mais aussi sur le changement de cet ordre mondial – sans tenir compte des processus historiques de long terme. Par exemple, on refuse d’envisager les conditions historiques qui ont abouti à la constitution de l’Ukraine pour privilégier les aspirations des Ukrainiens à la démocratie. Il n’y a pas seulement des regards divergents sur le déroulement des événements historiques. C’est le rapport à la temporalité qui est profondément différent.
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1276 de « Royaliste » – 7 avril 2024
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