Chercheur au CNRS, François Frison-Roche est docteur en science politique. Il travaille actuellement au Centre d’études et de recherches de science administrative (CERSA) de l’université de Paris 2. De 1992 à 1996, il a été détaché par le gouvernement français comme conseiller spécial du premier président de la République de Bulgarie, Jeliou Jelev. Son expérience en Bulgarie et sa connaissance approfondie de plusieurs autres nations d’Europe centrale et orientale lui permettent d’établir les caractéristiques politiques des régimes issus du communisme. 

Royaliste : Comment se pose la question institutionnelle dans l’Europe postcommuniste ?

François Frison-Roche : Mon expérience en Bulgarie et les voyages d’étude que j’ai effectués m’ont permis de constater que les nouvelles institutions n’avaient pas été choisies par hasard. Dans les années charnières (1989-1990) il y a eu dans plusieurs pays des négociations entre le Parti communiste et les opposants dans un contexte international lourd d’incertitudes et dans un climat de peur réciproque : les anticommunistes se souvenaient de la répression à Budapest en 1956 et à Prague en 1968 et craignaient un retour brutal à l’hégémonie soviétique. Les communistes avaient peur des représailles de leurs opposants. L’opposition qui n’était pas prête à prendre le pouvoir ne voulait pas pousser trop loin ses revendications car elle avait peur de tout perdre. D’où une volonté commune d’aboutir à un partage du pouvoir, dans un cadre démocratique.

Le climat de peur demeure jusqu’à l’échec du coup d’État de Moscou, en août 1991. Le processus électoral était déjà en cours mais c’est en 1991- 1992 que se font les choix institutionnels en Europe centrale et orientale, dans des pays où les communistes ont remporté les premières élections pluralistes – ou maintiennent de fortes positions.

Royaliste : Sur quoi porte le débat entre les constituants ?

François Frison-Roche : Se pose la question du régime présidentiel à l’américaine, qui est rejeté : on ne veut pas de président disposant de pouvoirs très étendus – ce qui rappelle trop le secrétaire général du Parti. Le rêve de tous les pays affranchis de la tutelle soviétique, c’est bien évidemment le modèle parlementaire – on ne parle pas de démocratie car le mot a tellement été manipulé par les communistes qu’il en est devenu suspect.

Mais ce régime parlementaire pose un problème : en Angleterre comme en Allemagne, il y a un Premier ministre, un Chancelier, qui ont tous deux une majorité parlementaire à leur botte. C’est donc un système où, là encore, il n’y a qu’un seul patron ! Pour sortir de l’impasse, on a donc choisi un régime semi-présidentiel, le président de la République et le Premier ministre ayant chacun un certain nombre de pouvoirs.

Royaliste : Comment s’est effectué concrètement le partage du pouvoir ?

François Frison-Roche : Au début, les communistes souhaitaient détenir la présidence de la République. Avant la chute du Mur, ce fut le cas en Pologne : le général Jaruzelski avait mis en place des processus institutionnels dans lesquels il s’attribuait la présidence de la République, restait chef des Armées, disposait de pouvoirs en cas de crise et gardait le contrôle des services de renseignement et de sécurité. Ce qui permettait de faire face à une opposition majoritaire au Parlement et disposant du poste de Premier ministre. Les choses ne se sont pas passées comme prévu : Jaruzelski a été poussé à la démission et c’est Lech Walesa qui a été élu à la présidence. De même, en Bulgarie, les communistes voulaient la présidence mais Jeliou Jelev, chef de l’opposition démocratique a été élu et s’est retrouvé avec des pouvoirs importants…

Royaliste : Comment se définit le régime semi-présidentiel ?

François Frison-Roche : C’est un modèle dans lequel le président de la République est élu au suffrage universel direct et dispose d’un certain nombre de pouvoirs mais où le Premier ministre est responsable devant le Parlement. C’est ce modèle qui a permis le processus de transition.

Cela dit, on est étonné de la façon dont les pouvoirs sont répartis entre le président, le gouvernement, le parlement. Certains présidents ont des pouvoirs considérables. Le président lituanien « règle les principales questions de politique étrangère » et il est aussi chef des Armées : c’est donc un important acteur politique. Le président polonais dispose du droit de veto sur les lois, ce qui revient à les rejeter si les deux tiers de l’Assemblée ne peuvent être réunis sur le projet de loi. Le président roumain à des pouvoirs de nomination très étendus qui lui donnent une réelle influence. Il y a aussi dans plusieurs constitutions le pouvoir de saisir la Cour constitutionnelle.

Dans tous les pays qui ont choisi le régime semi-présidentiel, le chef de l’État préside le Conseil de sécurité nationale, stratégique pendant la période de transition mais qui a une moindre importance aujourd’hui.

Royaliste : Quels sont, en général, les pouvoirs des parlements ?

François Frison-Roche : Ces parlements contrôlent évidemment le gouvernement. Il y a cependant une ambiguïté : on affiche une suprématie du Parlement mais il y avait le même affichage dans les constitutions communistes : le Parlement était « l’organe suprême du pouvoir d’État ». Sur le papier, le Parlement décidait de tout alors qu’il n’était en fait qu’une chambre d’enregistrement des décisions du Parti. Aujourd’hui, les députés n’ont pas beaucoup de pouvoirs alors que, dans l’esprit de beaucoup, le Parlement devait devenir une Convention, c’est-à-dire une assemblée qui gouverne et légifère à la fois.

Royaliste : Qu’en est-il des pouvoirs du Gouvernement ?

François Frison-Roche : Les textes constitutionnels accordent peu de pouvoirs aux gouvernements. Ceci dans le prolongement des anciennes constitutions communistes où le gouvernement n’était qu’une courroie de transmission de l’appareil du Parti. Le Premier ministre était sous les ordres du secrétaire général du Parti. Mais l’entrée de ces pays dans l’Union européenne a donné aux Premiers ministres un pouvoir accru et ils sont devenus de véritables décideurs…

Royaliste : Venons-en aux cours constitutionnelles…

François Frison-Roche : Là encore, il y a prolongement des anciennes constitutions communistes. Il y avait des cours constitutionnelles en Pologne, en Macédoine… Leurs pouvoirs étaient bien entendu purement formels. De nouvelles cours ont été instituées (Robert Badinter a joué un grand rôle dans leur conception) mais elles n’ont pas encore pris conscience des pouvoirs importants qui leur ont été attribués. La Cour constitutionnelle bulgare, comme d’autres, donne des interprétations de la Constitution et peut être un pouvoir constituant délégué. Comme les communistes et les anticommunistes étaient pour des raisons différentes partisans de textes ambigus, les cours constitutionnelles sont et seront très importantes quant à l’interprétation.

Royaliste : Le poids du passé communiste a-t-il joué un rôle dans d’autres domaines ?

François Frison-Roche : Je n’aborde pas la question de l’ancienne Union soviétique. En Europe centrale et orientale, 45 ans de communisme ne pouvaient pas être effacés du jour au lendemain. Dans les régimes communistes, tout le monde était salarié de l’État, du kolkhozien au dirigeant politique en passant par les médecins et les commerçants. Il y avait une société monolithique, qui s’est trouvée confrontée à un choix impossible lorsque le pluralisme politique s’est installé. De très nombreux partis politiques ont vu le jour : démocrates, libéraux agrariens, centristes…

Or les anciennes traditions ne pouvaient plus orienter la population : le parti agrarien, cela ne disait plus rien aux citadins ; le parti libéral cela n’évoquait rien car bien peu pouvaient encore définir le libéralisme politique. Les anticommunistes ne savaient pas non plus comment agir quant à la restitution des terres et à la privatisation des entreprises. Les communistes avaient des réponses connues face à la réorganisation de l’économie selon le modèle occidental et beaucoup de citoyens se sont aperçus que le communisme leur garantissait un minimum qui était compromis par l’économie de marché. D’où les succès électoraux des communistes reconvertis en socialistes.

Royaliste : Il y a eu aussi de profondes transformations dans l’élite…

François Frison-Roche : Les stratégies des élites postcommunistes sont intéressantes parce qu’elles sont passées par trois types de conversions :

Conversion juridique : ce sont les choix en faveur du régime semi-présidentiel dont nous venons de parler.

Conversion idéologique : il est frappant de voir que les partis communistes se sont mués en partis socialistes ou en partis sociaux-démocrates. Mais il s’agissait d’un simple changement de coquille : l’organisation et les dirigeants étaient identiques. Du côté anticommuniste, on a pris le libéralisme économique qui était très à la mode en Occident dans les années quatre-vingt-dix : c’est ce choix du laisser-faire qui a permis le capitalisme sauvage.

Conversion économique : les anciens communistes voulaient conserver le pouvoir économique et ils ont mobilisé tous leurs membres pour mettre en œuvre l’économie de marché. Ceci afin de sauver leurs clientèles et de s’enrichir.

D’une manière générale, tous les retraités et tous les ouvriers se sont retrouvés dans le camp des perdants – sans bénéficier de filets sociaux. L’armée de ces pays a été quant à elle considérablement réduite. Les Occidentaux n’ont pas pris en considération ces perdants des réformes : selon eux, il n’y avait pas matière à se plaindre puisque la liberté était retrouvée ! Les minorités ethniques (les Roms en Bulgarie) et religieuses ont, elles aussi, beaucoup souffert.

Les gagnants, en nombre très restreint, furent les nouveaux entrepreneurs, les juristes devenus avocats d’affaires, les médecins et les dentistes. Mais les principaux gagnants furent les membres de la nomenklatura, qui connaissaient bien les techniques de l’organisation administrative et qui ont privatisé leurs connaissances : par exemple les fonctionnaires du ministère du commerce extérieur qui ont créé leurs propres entreprises pour l’approvisionnement du pays et pour les exportations. Le profit était prélevé à l’entrée et à la sortie, et ces entrepreneurs se sont enrichis de manière éhontée. Mais toutes les sociétés postcommunistes ne sont pas identiques dans leur évolution politique et sociale car les régimes communistes étaient eux-mêmes différents.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 977 de « Royaliste » – 25 octobre 2010.

François Frison-Roche, Le modèle semi-présidentiel comme instrument de la transition en Europe postcommuniste – Bulgarie, Lituanie, Macédoine, Pologne, Roumanie et Slovénie, éd. Émile Bruylant.

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