« Tout empire périra ». En 1981, Jean-Baptiste Duroselle[1], grand historien des relations internationales, titre ce qui reste l’un de ses plus fameux ouvrages[2]. Tout empire périt. Et c’est justice. Car l’empire, fruit de la volonté de puissance et de la conquête, porte en lui le gouvernement par la force, la contrainte des peuples, la soumission, voire la terreur. De ces constructions naît la démesure, la destinée annoncée est l’effondrement. Les empires déchus peuplent le cimetière des civilisations. N’est-ce pas le sort qui attend à terme l’Occident avec sa figure de proue que sont les États-Unis, possédés par l’hubris ? Nombreux sont les intellectuels qui le pensent, qui l’écrivent à intervalles réguliers. Mais, ils prêchent le plus souvent dans le désert tant il est délicat de s’attaquer à la doxa ambiante. Les dirigeants politiques détestent les Cassandre, c’est bien connu. À l’Ouest, rien de nouveau ! Après le triomphe de l’Occident sûr de lui-même et dominateur vient le temps de la défaite de l’Occident devenu ennemi mondial numéro un.
Le triomphe de l’Occident sûr de lui-même et dominateur
Un retour à l’après Seconde guerre mondiale s’impose pour mesurer le chemin parcouru par l’Occident entre 1945 et la première décennie du XXIe siècle, du sans faute aux premiers faux-pas.
Un parcours sans faute. En un demi-siècle, l’Occident sort vainqueur de ses deux combats les plus importants : la bataille idéologique et militaire contre le nazisme (1945) qui se gagne au prix de millions de morts puis celle contre le communisme (1990) qui se déroule pacifiquement à travers la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS. Personne ne nie ces succès incontestables et légitimes obtenus grâce à un dessein clair et cohérent patiemment poursuivi dans le temps et dans l’espace. Mais, toute médaille a son revers. Alors que la disparition de son ennemi était une réalité, l’OTAN aurait dû mettre la clé sous la porte. Mais, c’est le contraire qui se produit. La création d’un vide au centre et à l’est de l’Europe après 1990 est aussitôt comblée par les États-Unis et leurs alliés occidentaux par un élargissement de l’Alliance atlantique à ses anciens adversaires. Qualifiée, lors du sommet de Londres de 1990 de tournant dans les relations est-ouest, elle se traduit par la « politique de la main tendue » à l’Est (PECO). Ce faisant l’OTAN se rapproche des frontières de la Fédération de Russie qui n’en peut mais tant elle sort affaiblie de son éclatement. L’Alliance atlantique apparaît de plus en plus comme le maître du monde disposé à guerroyer en Asie (Afghanistan), au Moyen-Orient (Irak)… loin de ses bases traditionnelles en lieu et place de l’ONU. À l’Ouest, personne n’y voit malice tant on ne s’oppose pas aux volontés/diktats de l’Oncle Sam. Lors du sommet de l’OTAN à Rome en 1991, le président de la République, François Mitterrand, est bien seul lorsqu’il souligne que l’Alliance atlantique n’est pas la Sainte Alliance.
Une suite de faux-pas. Dès l’éclatement de l’URSS et la naissance de la Fédération de Russie, la machine occidentale s’emballe. Aiguillonnée par l’hubris américain, elle fait feu de tout bois. Sur le plan idéologique, elle décrète la fin de l’Histoire, de la Géographie, des Nations, des frontières, l’avènement de la mondialisation heureuse, le triomphe du capitalisme sur le communisme, de la loi du marché sur le dirigisme[3]. Son approche du monde tient à « la foi dans le rôle vertueux du leadership américain sur la scène internationale, appuyée sur des institutions multilatérales fortes et des alliances militaires solides »[4]. Aucune discussion du bien-fondé de ces théories n’est possible tant nous touchons au dogme d’une Amérique sûre de son fait. Sur le terrain, elle tente d’exporter son modèle démocratique aux quatre coins de la planète, y compris à la pointe des baïonnettes. Et c’est alors que les solutions clés en main se transforment en problèmes insolubles créés ici et là, dans les Balkans avec l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en violation du principe de l’intangibilité des frontières ; au Moyen-Orient avec son projet de « Grand Moyen-Orient » dont le premier point d’application est l’Irak ; en Asie avec sa guerre contre le terrorisme en Afghanistan. Sans la moindre retenue, l’OTAN s’étend en Europe à l’Est et au Sud contrairement aux promesses passées. Dès 1999, un journaliste peu connu du grand public s’interroge avec clairvoyance pour savoir si le XXIe siècle serait américain avec toutes les conséquences positives et négatives que cela comporterait ?[5]
À trop ignorer l’histoire, la culture des autres peuples, l’on se promet des jours difficiles. Ce qui commence comme un conte de fées se termine souvent par un cauchemar.
La défaite de l’Occident[6] ennemi mondial n° 1[7]
La défaite de l’Occident résulte de l’absence de réponse apportée au défi posé par le Sud Global qui débouche sur L’étrange défaite[8] d’une Alliance fourre-tout conduite par Washington.
Le défi des émergents[9]. Depuis deux décennies, nous sommes les témoins incrédules de l’évolution d’un monde où émergent de nouveaux acteurs avec de nouvelles règles. Ces dernières, qui visent à redéfinir les priorités internationales, heurtent de plein fouet celles du monde d’hier posées, voire imposées par un Occident impérial au reste du monde. Comme le souligne Nicolas Sarkozy : « Nous sommes face à une crise de civilisation, à un changement complet de paradigmes, nous assistons à un déplacement de l’axe de notre planète »[10]. Thierry de Montbrial va plus loin dans l’analyse lorsqu’il écrit : « La mondialisation recule et le monde se cloisonne, la gouvernance internationale, d’empreinte occidentale, décline sous la contestation croissante et sous un engagement des nations mené à l’aune quasi-exclusive de leur ‘égoïsme sacré’ ». Différents concepts ayant marqué la fin du XXe siècle sont remisés au magasin des antiquités qu’il s’agisse de L’axe du mal, de La nation indispensable (terme employé par Madeleine Albright pour désigner les États-Unis), de la bataille des valeurs… La Chine, la Russie, l’Iran, l’Inde, le Brésil, la Turquie[11]… n’ont que faire de la vision moralisatrice, messianique du monde, de l’indignation sélective, des (fausses) valeurs occidentales. Ces États se modernisent sur la base de leurs propres valeurs, récusant celles de l’Occident. En Europe, l’OTAN tend les bras à l’Ukraine, chiffon rouge pour Moscou[12]. Le Sud Global s’abstient lors des votes condamnant la Russie à l’ONU et appuie Moscou dans l’enceinte des BRICS[13]. L’architecture diplomatique et militaire, bâtie au Sahel au lendemain des indépendances, il y a soixante ans, est démantelée[14]. La Russie joue la Realpolitik[15]. Lors du Forum de la coopération sino-africaine (Pékin, septembre 2024), Pékin veut s’attirer les faveurs des États africains pour redéfinir un ordre international trop imprégné des valeurs occidentales. Ceci rejoint l’objectif du Sud Global qui veut redéfinir la grammaire des relations internationales, tournant le dos à celle mise en place par l’Ouest en 1945[16]. Après le temps des victoires vient celui des défaites.
L’étrange défaite. Tout ceci n’est pas sans rappeler Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler paru en 1918[17]. Les ingénieurs du chaos[18], que sont devenus les Occidentaux, n’ont barre ni sur l’ONU dominée par le reste du monde (« Rest of the World »), ni sur les autres structures existantes comme le G20. L’Occident – surtout les États-Unis[19] – apparaît de plus en plus comme une relique du passé qui ne joue plus le rôle d’interlocuteur incontournable dans le règlement des grandes crises du moment : guerre en Ukraine (hormis pour livrer des armes mais non pour préparer la paix) ou conflit à Gaza (hormis pour discourir sur le sexe des anges)[20]. La fin du moment occidental relève de l’évidence sauf pour les sourds et les aveugles. Que dit le chef d’état-major de l’armée française, Thierry Burkhardt le 27 août 2024 devant les responsables du MEDEF et de dix grands groupes français ? « On entre résolument dans une nouvelle ère, un Occident qui est contesté (…) et une fragmentation de l’ordre international extrêmement forte ». Selon lui, cet ordre international « a été fondé sur le droit, construit par le monde occidental et on nous reproche de l’avoir construit pour le monde occidental ». « Il faut se préparer à des temps très durs pour l’Occident », ajoute-t-il, tout en prévenant que « la montée d’un ordre alternatif » est en cours, et qui « veut nous pousser dehors ». On ne saurait être plus clair ! Les Occidentaux ont-ils pris la mesure de ce changement de pied et ont-ils préparé des plans B ? Que nenni. Comme le dit le psychanalyste Jacques Lacan : « Le réel, c’est quand on se cogne ». Et le réveil risque d’être difficile pour nos dirigeants somnambules.
Vers un nouvel ordre mondial … marginalisant l’Occident ?
« La raison, le jugement viennent lentement, les préjugés accourent en foule ». Jean-Jacques Rousseau ne pouvait mieux dire pour qualifier l’attitude irresponsable de l’Occident dans le monde en transition que nous traversons actuellement. Celui dont Antonio Gramsci disait : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». En un temps où gouverner c’est surseoir, les pays occidentaux ne peuvent/veulent s’interroger sur leur place dans le monde d’aujourd’hui et, encore plus, dans le nouvel ordre mondial de demain[21]. Leur conception manichéenne du monde les aveugle à tel point qu’ils se complaisent dans le déni du réel dans ce qu’il a de plus trivial. C’est bien connu, il faut que tout change pour que rien ne change. Il est grand temps de retrouver nos repères, de réveiller notre esprit critique. Alors, les masques tomberont. Mais ne sera-t-il pas déjà trop tard alors qu’un constat d’évidence s’impose à tous contre vents et marées, celui d’un monde malade de l’Occident ?
Jean DASPRY
pseudonyme d’un haut fonctionnaire, docteur en sciences politiques.
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.
[1] Jean-Baptiste Duroselle fut notre maître à l’université de Paris 1 Panthéon et à l’Institut études politiques de Paris dans les années 1970.
[2] Jean-Baptiste Duroselle, Tout empire périra. Une vision théorique des relations internationales, Publications de la Sorbonne, 1981.
[3] Marc Dugain (entretien avec Adrien Rivière), L’orgie capitaliste, Allary éditions, 2024.
[4] Célia Belin, Kamala Harris porte un regard différent sur la politique étrangère, Le Monde, 30 août 2024, p. 25.
[5] Philippe Grasset, Le monde malade de l’Amérique. La doctrine américaine des origines à nos jours, Chronique sociale/Evo, 1999.
[6] Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Gallimard, 2024.
[7] Jean-François Colosimo, Occident, ennemi mondial n° 1, Albin Michel, 2004.
[8] Marc Bloch, L’étrange défaite. Témoignage écrit en 1940, Folio Histoire, Gallimard, 1990.
[9] Thierry de Montbrial/Philippe Moreau Defarges (sous la direction de), Le défi des émergents, Ramses, IFRI/Dunod, 2015
[10] Nicolas Sarkozy, Le temps des orages, Fayard, 2023.
[11] Nicolas Bourcier, La Turquie d’Erdogan pourrait rejoindre les BRICS, Le Monde, 4 septembre 2024, p. 7.
[12] Antoine Arjakovsky, Pour une intégration de l’Ukraine dans l’OTAN dès 2025, Le Monde, 3 septembre 2024, p. 31.
[13] Marie Jégo, Hôte des BRICS, Poutine met en scène son non-isolement, Le Monde, 22 octobre 2024, p. 5.
[14] Morgane Le Cam, Vladimir Poutine reprend l’Afrique en main, Le Monde,24 août 2024, pp. 6-7.
[15] Éditorial, Retour gagnant de Moscou en Afrique, Le Monde, 22 août 2024, p. 24.
[16] Cinq experts internationaux de la négociation climatique, Dissiper le malentendu Nord-Sud, Le Monde, 20-21 octobre 2024, p. 29.
[17] Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident : esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, Gallimard, 2024.
[18] Guiliano da Empoli, Les ingénieurs du chaos, JC Lattès, 2019.
[19] François Heisbourg, Un monde sans l’Amérique, Odile Jacob, 2024.
[20] Laurence Nardon, Géopolitique de la puissance américaine, PUF, 2024.
[21] Éditorial, La panne tragique du multilatéralisme, Le Monde, 25 septembre 2024, p. 33.
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