Rarement un document officiel a atteint une telle concision et une telle précision dans les termes. La stratégie nationale de sécurité américaine publiée le 5 décembre compte 29 pages dont la première moitié énumère les objectifs, au nombre de douze, et la seconde examine les cinq régions du monde. Comme tel, il fait certes l’impasse sur la plupart des pays et des sujets. C’est la grande différence avec les pensums qui sortent des conférences internationales, de la Commission de Bruxelles ou des Nations unies, qui ne peuvent s’empêcher de toucher à tout, d’être exhaustif, incapable de prioriser, de ne traiter que de l’essentiel, de ce qui est en capacité d’être transposé en action. La brièveté du texte entraîne ici sa cohérence logique intrinsèque. C’est un modèle du genre que chacun devrait imiter, qui permettrait de savoir ce dont chacun est capable.

Les auteurs ont dû procéder à des choix et à des compromis : Affaires étrangères, Défense, Trésor, Intérieur, certains selon les mandats présidentiels sont plus ou moins mis en avant. Les bureaux sont toujours partagés entre « faucons » et « colombes », atlantistes et isolationnistes, pro-européens et partisans du pivot vers l’Asie, économistes et stratèges. Des conclusions, chacun déduira sa propre feuille de route. Une stratégie de défense programmera bientôt les redéploiements des forces américaines.

Longtemps la priorité a été donnée au Moyen-Orient. L’Amérique du sud a été parfois centrale, parfois quasiment oubliée de certaines présidences. La Chine était l’ennemi numéro un, parfois c’était un « axe du mal » qui allait de l’Iran à la Corée du nord. L’Afrique ne fut pas toujours marginale, elle le reste (une demi-page à la toute fin du document, sans nouveauté).

Au bout de presque une année du second mandat Trump, les arguments en faveur d’une priorité donnée au Moyen-Orient ont quasiment disparu : le pétrole dont Washington est désormais exportateur, le nucléaire iranien affaibli, la présence russe refoulée, le terrorisme s’en prenant aux intérêts et même au territoire américain (le 11 septembre 2001), en partie annihilé. Résultat : le Moyen-Orient est rétrogradé en quatrième position, juste avant l’Afrique.

Revient en première position l’hémisphère occidental, depuis le détroit de Béring jusqu’à la Terre de feu, pour cause première d’immigration aux frontières des Etats-Unis, de trafic de drogue, et d’immixtion de puissances hostiles (Chine, Russie, Iran) au Venezuela, à Panama, au Pérou. La stratégie américaine est déjà gagnante puisque plusieurs pays latino-américains ont élu cette année des présidents de droite dans la lignée de l’Argentine, du Salvador, de la  Bolivie, de l’Equateur, du Honduras, du Chili, et bientôt de Colombie, du Costa Rica. Le secteur est étroitement contrôlé par le secrétaire d’Etat, secrétaire à la Sécurité nationale, Marco Rubio, sur une trajectoire ouvertement caribéenne.

Le second enjeu pour l’Amérique est la rivalité globale avec la Chine. Ce chapitre, le plus long, donc qui a été le plus discuté en interne, a vu la main du Secrétaire d’Etat au Trésor, Scott Bessent, habitué de Pékin, l’emporter sur les derniers « faucons » tels qu’Elbridge Colby, numéro deux du Pentagone. L’approche économique large écarte cette fois la vision étroitement stratégique. C’est analysé en Asie comme un changement de paradigme. Il n’est pas question en tant que tel de l’Asie du sud-est, ni de certaines alliances plus ou moins défensives face à la Chine comme le Quad qui associent l’Inde et le Japon à la stratégie américaine. New-Delhi, qui avait gagné une prééminence dans le document analogue lors du premier mandat Trump, se considère comme banalisé, et avec soi la stratégie dite de l’Indo-Pacifique. En revanche, le projecteur est mis sur Taïwan, sujet qu’habituellement l’on élude. La moitié du chapitre lui est consacré, au motif plusieurs fois répété de la défense non pas tant de l’île en soi, si ce n’est pour sa production de semi-conducteurs, que de la seconde chaîne d’îles (mer de Chine méridionale, Okinawa, Japon) qui protège la première purement américaine (de Guam à Hawaï). Si ces analyses ont un sens, elles préfigurent une concentration des forces, moindre aux extrémités, océan Indien à l’ouest, Corée au nord (pas un mot de la Corée du nord), Pacifique occidental, et ramassée sur les deux chaînes insulaires.

L’Europe, n’en déplaise à certains, ne vient qu’après. Sous un titre intrigant : « rendre à l’Europe sa grandeur », le document regroupe l’ensemble des critiques émises par Trump lui-même et son vice-président J.D. Vance. Ce qui avait échappé aux commentateurs, néanmoins, est que les deux hommes sont restés, dans une certaine mesure, des « Européens ». Au sens où par exemple, Obama ne l’était pas, ne l’avait jamais été et ne le serait jamais. On sait l’attachement de Trump à l’Ecosse par sa mère (et son rejet de l’Allemagne qu’avaient quittée ses grands-parents), ainsi que la prédilection de Vance pour Rome depuis sa conversion au catholicisme. Pour eux, l’Amérique ne peut se couper de l’Europe, ce qu’écrit explicitement le document : «  Stratégiquement et culturellement, l’Europe est vitale pour l’Amérique ». En quelque sorte, Washington regretterait presque que les deux rives de l’Atlantique se soient éloignées. Il n’est certes pas fait mention spécifiquement de l’OTAN (sauf une fois pour s’opposer à son extension indéfinie), mais beaucoup à la guerre en Ukraine considérée comme un nœud de contradictions entre les Européens et l’Amérique. Le texte reprend un discours bien rôdé sur les « effets pervers » de cette situation. Il énumère les raisons pour lesquelles le retour rapide à la paix est absolument nécessaire dans l’intérêt même de l’Europe. On sent entre les lignes le ressentiment de Trump du fait de ce qu’il considère comme des obstacles opposés à la paix de la part des trois dirigeants européens qui ne cessent de lui mettre des bâtons dans les roues. Si aucun pays européen n’est nommé, sauf à un détour de phrase l’Allemagne pour son hypocrisie qui consiste à monter des entreprises chimiques en Chine avec le gaz russe, on entend une petite musique pour chacun. Le pire semble aller au Premier Ministre britannique, Sir Keith Starmer, dont visiblement Washington s’attendait, après les cérémonies autour de Windsor et de ses golfs écossais, et vu les fameuses relations privilégiées, mériter un certain alignement de sa part. Or Starmer n’a eu de cesse de faire du dix Downing Street le centre du complot, dit de la coalition des volontaires. Celle-ci semble s’être réduite comme peau de chagrin au fil du temps et des progrès dans les négociations : la semaine passée, ils n’étaient plus que deux à rejoindre Zelensky à Londres, Emmanuel Macron et Friedrich Merz. Exit Meloni et Tusk. Les trois mousquetaires, quatre avec Zelensky n’impressionnent plus la presse britannique qui donne désormais largement raison à Trump : l’Europe ne fait plus le poids. Il faut lui rendre sa grandeur perdue.

Merz pas plus que Merkel hier n’ont la cote à la Maison Blanche. Emmanuel Macron pourrait en profiter pour le peu d’estime que lui conserve, d’homme à homme (car il était là lors de son premier mandat), le président américain. Il a la capacité, s’il le veut bien, de faire basculer la majorité du Conseil européen en mettant son poids, si faible soit-il devenu, sur un des plateaux de la balance de la faire pencher dans un sens nouveau. Il ne s’agit pas de s’aligner sur Orban et Babic, mais de reprendre l’initiative, avec certainement déjà un allié de taille en la personne de Giorgia Meloni. Beaucoup des 27 n’attendent que cela pour suivre, à condition aussi que Starmer revienne à la raison et ramène à composition ses « volontaires » des pays du Nord. Il était d’autant plus important que le document de stratégie américaine paraisse avant le sommet européen des 17-18 décembre qui doit décider du soutien à l’Ukraine et du sort réservé aux fonds de l’Etat russe dont l’Etat belge a la charge. Il doit aller de l’honneur de la France d’aider la Belgique à résister aux insupportables et inacceptables pressions conjointes de Friedrich Merz et d’Ursula von der Leyen exercées sur le Premier Ministre Bart de Wever (acculé seul, pendant un dîner à trois, de plus de deux heures à Bruxelles le 5 décembre). Macron se tait, alors qu’il a tant à dire par ailleurs.

Parle-t-on ici d’ingérence ? Les Etats-Unis favorisent-ils Reform UK de Farage, l’AfD d’Alice Weidel par idéologie ou par opportunisme ? N’attendent-ils pas de Londres et de Berlin une autre politique face à la Russie, ou plutôt et d’abord face à Washington ? Les commentateurs européens habituels se sont précipités pour la déchirer sur la page 26 du document stratégique qui encourage les alliés européens à faire revivre l’esprit de grandeur et voit « une cause d’optimisme dans la montée des partis patriotes ». Ils passent sans mot dire sur la page 25 qui dessine un chemin vers l’après-guerre. Les Etats-Unis auront la redoutable mission de renouer des relations avec la Russie « à la fois pour rétablir les conditions de la stabilité stratégique sur l’ensemble territorial eurasien et pour prévenir le risque de conflit entre la Russie et les Etats européens ». Si ces derniers devaient se placer dans cette situation, et l’anticiper, ce qu’ils font, espérons-le, les conséquences seraient en effet importantes dans le jeu politique intérieur propre à chaque pays. La diplomatie devrait reprendre le dessus sur l’idéologie, à commencer dans le champ intérieur. Le document sur la sécurité nationale américaine peut constituer un excellent point de départ ou même une feuille de route pour un équivalent côté européen. A la condition formelle que ce ne soit pas un document de la Commission, mais des réflexions nationales, des choix clairs, des priorités en vue d’une action.

Dominique DECHERF

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