Sur la Caspienne, Bakou se laisse aisément situer mais le tracé des frontières de l’Azerbaïdjan est d’une complexité toute caucasienne. Le pays est bordé au Nord par la Fédération de Russie – précisément la République du Daghestan – au Sud par l’Iran, à l’Ouest par la Géorgie. De Bakou, on peut s’embarquer pour le Turkménistan.
Quant à l’Arménie, il faut distinguer deux lignes : les frontières du Nakhitchevan, province azérie coincée entre les territoires arménien au Nord et iranien à l’Est et séparée du reste de l’Azerbaïdjan par cinquante kilomètres de terre arménienne ; la ligne de cessez-le-feu qui sépare l’Azerbaïdjan de la région du Nagorny Karabakh et de territoires conquis au Nord et au Sud par l’armée arménienne lors de la guerre de 1988-1994.
Ce long conflit, dont la solution n’a pas encore été trouvée, est l’une des résultantes de l’histoire de l’Azerbaïdjan, qui s’est pour l’essentiel déroulée à l’intérieur de grands empires. Issus du peuple albanien, les Azéris ont été successivement conquis par les Perses au 6ème siècle, par les Turcs au 11ème siècle, par les Mongols au 13ème siècle avant d’être divisés en divers khanats et sultanats.
Les Russes entrèrent à Bakou en 1806 et annexèrent l’ensemble du pays après leur victoire sur les Perses à Gandja en 1928. La Révolution de 1917 permit l’instauration de la première République d’Azerbaïdjan en 1918 mais la prise de Bakou par l’Armée rouge en 1920 plaça le pays sous l’autorité de Moscou. Par la suite, Staline délimita les différentes républiques caucasiennes par un tracé frontalier qui, selon les cas, séparait ou rassemblait les peuples dans des ensembles qui se décomposèrent en partie après l’effondrement du pouvoir soviétique.
Ces multiples héritages forment aujourd’hui de riches dépôts, parfois trop lourds mais jamais complètement rejetés, de belles traces, des souvenirs sanglants, des traditions et des modes de vie qui semblent inconciliables ; ils constituent cependant une identité nationale azérie hautement revendiquée mais qui se dérobe aux regards du nouvel arrivant.
Bakou est une ville moderne. Point de turqueries mais des voitures récentes circulant à vive allure sur de larges avenues, provoquant des embouteillages à l’occidentale dans les rues du centre où l’on croise, comme partout en Occident, des hommes d’affaires, des femmes élégantes et tout aussi occupées, des garçons et des filles habillés comme chez nous. Les voiles sont rarissimes et signalent plutôt des provinciales alors que l’usage du téléphone portable est général. Costumes, robes et parfums s’achètent – fort cher – sous les mêmes enseignes qu’à Paris, Londres et Moscou. L’apparence des banlieues est banalement familière mais la pauvreté y est plus grande, la pollution plus forte et les immeubles sont ni plus ni moins dégradés que partout ailleurs dans les pays naguère soviétisés. Mais rien qui puisse évoquer des coupe-gorge où rôderaient des islamistes radicaux.
La longue histoire politique et religieuse de la capitale reste présente en plusieurs monuments remarquables : près du front de mer, la haute tour Qiz Qalasi ceinturée de pierres noires, plus haut sur une colline le palais Shirvanshah et sa discrète mosquée d’où l’on redescend vers la mer par un vieux quartier aux rues surplombées de balcons à la turque : comme partout en Europe, le menu peuple en est parti, cédant la place aux artistes et à la nouvelle bourgeoisie. Ce n’est plus là que bat le cœur de la ville mais c’est en déambulant dans le vieux Bakou avec des amis, journalistes, écrivains, étudiantes francophones, que l’identité azérie s’est peu à peu dévoilée dans une complexité que les monuments ne laissent pas deviner.
Les pierres, les minarets et les miniatures évoquent les héritages turc, perse, musulman mais l’essentiel tient dans le mélange présent. Les Azéris parlent une des langues turques, proche – de plus en plus proche – de celle parlée à Istanbul mais ils se rattachent au rameau chiite de l’islam tel qu’il est pratiqué en Iran.
Intégrisme ? Non point : la pratique religieuse est faible en Azerbaïdjan et les formes de piété, traditionnelles, sont dépourvues de toute ostentation. Pendant les dîners, en famille ou au restaurant, on boit les vins chaleureux du pays, mais aussi la vodka lorsque se succèdent les éloges et les vœux. Les « tosti » sont portés à la russe, souvent dans la langue de Pouchkine qui est habituellement parlée par l’élite intellectuelle et politique. Ne dit-on pas que le défunt président, Heydar Aliev, ancien chef du Parti communiste d’Azerbaïdjan qui avait fait une partie de sa carrière à Moscou, s’exprimait beaucoup plus facilement en russe que dans sa langue natale ?
Il serait encore trop simple d’affirmer que les Azéris, qui ont connu à l’époque moderne trois alphabets (arabe, cyrillique, latin) et parlent couramment deux langues (au moins) n’ont qu’un seul héritage religieux. C’est oublier qu’avant Mahomet il y eut Zoroastre. Des tours de feu subsistent près de Bakou et dans d’autres régions et la fête de Nowrouz – fête de la lumière qui se déroule en quatre mardis au printemps – est aussi populaire que la nuit nordique du père Noël, des rennes et des sapins. N’oublions pas non plus la région chrétienne orthodoxe, pratiquée par les Russes ( 150 000 environ) qui ne se sont pas résignés à quitter le pays après l’indépendance…
Opposer des religions, des rites, des religiosités, c’est perdre un temps qu’il faut se réserver pour tenter de comprendre le rapport au passé soviétique et le lien avec la Russie.
A Bakou, je n’ai pas rencontré de citoyenne ou de citoyen qui ne se déclare point patriote, avec un enthousiasme qui n’est pas joué. Proclamée par le Parlement le 29 août 1991, l’indépendance de l’Azerbaïdjan est un principe sacré. Mais l’affirmation patriotique ne s’accompagne pas de paroles haineuses à l’encontre de l’Union soviétique. Toujours installé dans un bâtiment alloué par le pouvoir communiste, le secrétaire de l’Union des Ecrivains m’explique qu’il y avait autrefois un double mouvement d’oppression politique et d’expression de l’identité culturelle du peuple azéri : c’est l’amour des poètes, des écrivains, des musiciens de l’Azerbaïdjan qui a fait renaître et mûrir le désir de liberté.
D’autres amis nous diront qu’ils regrettent les vastes possibilités d’éducation et d’enrichissement culturel qu’offrait l’Union soviétique tout en nous montrant, au loin dans la baie, l’îlot où les hommes aux ordres de Moscou fusillaient les opposants et les suspects.
Terribles débuts du communisme soviétique, et sanglante fin d’empire. Sur les hauteurs de la ville, au sud de la baie, le Champ des Martyrs commémore le « Janvier noir » : celui des massacres perpétrés en 1990 par les troupes soviétiques essayant de rétablir un système qui s’était déjà effondré dans la confusion et la violence. De part et d’autre d’une large voie dallée, des chênes et des pins maritimes abritent le mur blanc qui porte les effigies des martyrs de janvier et, plus loin, jettent leur ombre sur les tombes fleuries des soldats tombés face aux Arméniens.
Sur cette voie sacrée, le souvenir des sacrifices à la patrie renaissante ne donne pas prétexte à une vision simplifiée et toujours innocente de l’histoire. Mes amis évoquent spontanément les pillages et les tueries dont se rendirent coupables, les 13 et 14 janvier 1990, des Azéris réfugiés d’Arménie contre des Arméniens de Bakou – dont beaucoup furent sauvés par les militants du Front populaire d’Azerbaïdjan.
Point de haines ancestrales, mais un conflit entre deux Etats nationaux recevant soudain en héritage cette pomme de discorde géopolitique que constitue le Nagorny Karabakh.
Créé en 1923 sous la forme d’une région autonome dans les frontières de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, le Nagorny Karabakh demeura un territoire paisible, où se côtoyaient des Arméniens (majoritaires) et des Azéris jusqu’au moment où l’autorité de Moscou vint à faiblir. En février 1988, un référendum officieux fit apparaître qu’une forte majorité de la population locale (80 000 voix) se prononçait pour le rattachement de la région à l’Arménie. Alors que des affrontements sanglants avaient lieu entre Arméniens et Azéris, les députés arméniens du Karabakh votèrent le 12 juillet 1988 leur rattachement à l’Arménie puis proclamèrent, le 10 décembre 1991, l’indépendance de la région. S’ensuivit une longue guerre marquée par une série de victoires arméniennes : prise de Stépanakert, « capitale » du Nagorny Karabakh, puis du couloir reliant cette région à la République arménienne, enfin de territoires peuplés d’Azéris par la prise en 1993 de Kelbajar, d’Agdam, de Fizouli et de Djebraïl.
Le cessez-le-feu de mai 1994 a figé la situation : indépendance – non reconnue en droit international – du Nagorny Karabakh rattaché en fait à l’Arménie ; conquêtes arméniennes de territoires situés hors de la région autonome ; camps de réfugiés azéris ayant fuit le Karabakh et les autres territoires occupés – soit 14 000 km² sur un total de 86 000 km². D’où un profond traumatisme, aggravé par l’insuccès du groupe de Minsk qui réunit la France et la Russie sous l’égide de l’OSCE en vue d’une solution pacifique au conflit. Douleur et colère unissent contre les Arméniens toutes les générations et toutes les catégories de citoyens sans qu’il y ait volonté collective de revanche guerrière. « On ne lave pas le sang avec le sang, mais avec de l’eau », dit un proverbe azéri.
Comme les observateurs étrangers, mes interlocuteurs disent qu’il est possible de trouver une issue pacifique au conflit quand l’Arménie acceptera de libérer les territoires qu’elle occupe autour du Karabakh, ce qui permettrait d’envisager que la région arménienne bénéficie d’un large statut d’autonomie à l’intérieur de la République d’Azerbaïdjan.
Une telle solution n’est pas encore en vue mais les observateurs étrangers disent que Erevan aurait tout intérêt à négocier car l’Arménie victorieuse de 1994 vit dans un isolement patent : les routes du pétrole ne passent pas sur son territoire, elle n’a pas de débouchés maritimes alors que Bakou se trouve sur une ligne qui relie la Chine, l’Asie centrale, la Turquie et l’ouest européen. Comme pour d’autres anciennes Républiques soviétiques, il est probable que la clé diplomatique du conflit se trouve à Moscou. La Russie aux prises avec le terrorisme tchétchène et l’agitation au Daghestan pourrait, un jour ou l’autre, favoriser la paix entre l’Arménie (qui accueille des bases militaires russes) et l’Azerbaïdjan. Mais on s’exaspère à Bakou de la patience des diplomates, surtout si l’on vient de territoires occupés et si l’on a de la famille dans les camps de réfugiés.
Ce patriotisme douloureux ne saurait être confondu avec un repli nationaliste. A l’heure d’Internet et de la mondialisation, comme on dit à Paris, la capitale de l’Azerbaïdjan participe avec intérêt, parfois avec passion, aux affaires du monde. Mais le monde, vu de Bakou, n’a pas la même figure ni la même couleur que celui qui est familier à nous autres Français.
La France, justement, est très présente et vénérée pour sa culture. Ecrivain et philosophe réputé, Cavansir Yusifli a traduit en azéri Maupassant, Jacques Derrida et Patrick Suskind… La revue « Azerbaïdjan » publie des traductions de Victor Hugo, André Maurois, Romain Roland, Henri Barbusse, Albert Camus. La revue Körpü (« Le Pont ») publie Rimbaud aux côtés d’écrivains russes, italiens, grecs…L’évocation des auteurs français souligne l’influence durable des soviétiques, qui ont assuré la diffusion massive de Romain Roland, d’Henri Barbusse, d’Anatole France, dont les oeuvres figurent dans maintes bibliothèques. Mais c’est toujours Maupassant, traduit en azéri par l’excellent Hamlet Godja, et Victor Hugo qui demeurent les auteurs préférés des adultes et de la génération scolarisée après l’indépendance. Lors de promenades avec Ayten, Tourana, Sévindj et Elnara, étudiantes francophones et passionnément francophiles, les personnages de « Notre Dame de Paris » et des « Misérables » sont toujours invoqués dans nos conversations.
Pour sa part, l’ambassade de France diffuse les ouvrages français dans tout le pays et, au centre de Bakou, le Centre culturel français possède une bibliothèque de 8 000 livres, organise des expositions et des conférences très suivies.
La France est donc au-delà des rapports de puissances, ce qui lui permet de demeurer comme médiatrice possible dans une situation diplomatique délicate. Le Nagorny Karabakh n’est pas le seul facteur de tension. La politique iranienne inquiète car les Américains pourraient être tentés de déstabiliser la République islamique en attisant, à partir de l’Azerbaïdjan, les tensions entre les Azéris qui vivent sur le territoire iranien (ils sont 20 millions) et Téhéran. On craint aussi une extension des troubles qui agitent le Daghestan et qui pourraient réveiller des revendications ethnicistes dangereuses pour l’unité même de l’Azerbaïdjan. Somme toute, on s’inquiète moins de la force russe, équilibrante si elle est bien employée, que la puissance des Américains, détestés par des amis journalistes et écrivains dont je tairai le nom mais qui semblent refléter le sentiment d’une partie de la population.
Les Américains exercent une influence indéniable qui procède de leur statut de superpuissance. Mais, au Caucase comme dans les Balkans et en Asie centrale, les Etats-Unis sont et seront toujours de parfaits étrangers : ils sont là pour défendre des positions commerciales et des profits financiers mais ils ne s’intéressent pas aux pays dont ils s’occupent.
L’Amérique est loin de Bakou et les problèmes qui se posent à la vieille capitale n’entrent pas dans les schémas géostratégiques dessinés à Washington. L’Azerbaïdjan se trouve dans une situation paradoxale : c’est un petit pays occupé et disloqué, coincé entre de puissants voisins qui opèrent depuis des siècles sur cette portion du sol caucasien ; mais ce jeune Etat national se trouve sur l’un des principaux axes du monde de demain.
Le monde, vu de Bakou, c’est l’Europe turque, russe et occidentale ; c’est l’Iran, l’Asie centrale et la Chine et la Caspienne est, comme la Méditerranée, une mer d’échanges et de confrontation.
L’axe euro-asiatique s’inscrit dans le sol : achevé en 2005, l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) assure le transport du pétrole azéri au port turc situé sur la Méditerranée, près de la Syrie ; un gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum est en construction, des projets routiers et ferroviaires permettront de mieux relier l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Turquie et l’Ouest européen.
Bakou, c’est encore pour nous l’Europe des lointains mais c’est déjà l’une de ses indispensables capitales.
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Note inédite, 2005
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