Le mythe de la loi du Talion

Jan 11, 1993 | Entretien

 

Doyen de la Faculté de Droit d’Amiens, Raphaël Draï est aujourd’hui reconnu comme l’un des meilleurs interprètes du texte biblique. C’est à ce double titre que nous l’avons accueilli à plusieurs reprises dans notre journal. Il nous fait l’amitié de revenir à nouveau, pour détruire un mythe funeste et pour montrer, à cette occasion, le caractère fondamental de la conception hébraïque de la justice. Point n’est besoin d’insister sur son actualité…

Royaliste : En quel sens la loi du talion s’oppose-t-elle au droit hébraïque ?

Raphaël Draï : Le mythe de la loi du talion est présent dans toute la tradition occidentale. Dans mon livre, je prends deux exemples, celui très connu du Marchand de Venise et aussi ce texte de la littérature populaire allemande – Le Hêtre aux Juifs – qui raconte comment des Juifs auraient conçu et mis en œuvre une vengeance inscrite dans la longue durée, ceci avec reproduction graphique de la prétendue formule hébraïque de la loi du Talion. Je montre que nous sommes en présence d’un véritable faux en écritures et en Ecriture… (1).

Dans la tradition biblique, le juge est considéré comme le co-acteur ou plus précisément comme le coopérateur de Dieu dans la Création. Dieu crée la loi, il appartient aux hommes de l’appliquer et au juge de la parfaire dans son application. Or la prétendue loi du talion est étrangère à cette conception de la loi comme processus inhérent à la Création et non à la violence. Dans la tradition hébraïque, il y a en effet un continuum dans la créativité de la loi, depuis le Cosmos jusqu’à la société en passant par l’individu vivant dans un État de droit.

Royaliste : Par exemple ?

Raphaël Draï : C’est au titre de cette loi qu’est instauré le temps du shabbat (de la prise de distance, de la réflexion) qui est un principe de régulation de la Création. Pourquoi ? Parce que l’énergétique de la Création initiale était telle que son développement était presque « cancérigène ». Il a donc fallu lui appliquer une mesure, lui inculquer une respiration.

De même, vous savez qu’une limite a été indiquée à l’homme vivant dans ce qu’on appelle bizarrement le « Jardin d’Eden » puisqu’il ne devait pas « manger » de la connaissance. Mais, au début, l’homme n’a pas été capable de respecter cette légalité minimale. Dieu s’avère alors pédagogue (le mot grec figure dans le texte midrachique) c’est-à-dire que tout obstacle surgissant dans l’application de la loi ne doit pas être brisé mais surmonté, déjoué.

Oublier cela, c’est s’exposer à l’arbitraire qui sévit dans les régimes politiques contraires à l’état de droit. Tel était le cas à Sodome, où les juges rendaient l’injustice – par exemple en obligeant la victime d’un dommage à payer l’amende. Pourtant, lorsque le procès de Sodome commence, Abraham s’érige en défenseur : telle est l’application de la conception juive de la loi, dans laquelle le procès et la défense vont de pair. Cette conception de l’état de droit assure aux sociétés leur viabilité, alors que les civilisations de l’injustice sont vouées à l’autodestruction comme Sodome et Gomorrhe. Ceci n’a rien à voir avec la « croyance » religieuse : de fait, quand on ne respecte pas le principe de juridicité, on se fait justice à soi-même, ce qui entraîne une généralisation de la vengeance, donc de la violence qui finit de détruire la société.

L’évocation de Sodome nous renvoie aux sociétés contemporaines, dans lesquelles nous avons à la fois de la violence dans du droit – alors que la fonction du droit est de réduire la violence. D’où le sentiment d’angoisse qui saisit ceux qui doivent passer en justice : on le voit bien dans l’affaire du sang contaminé.

Royaliste : Il reste que la violence marque aussi l’histoire du peuple juif…

Raphaël Draï : Les Juifs se savaient imparfaits et leur droit est conçu de manière pédagogique, pour s’appliquer à une société qui se transforme. Vous remarquerez d’ailleurs qu’il n’y a jamais d’idéologisation de la violence dans la tradition biblique : lorsque la violence surgit, elle est toujours considérée comme un échec. Ainsi Jacob, qui a deux fils très colériques, Siméon et Lévi : quand leur sœur est enlevée, ils fomentent un épouvantable carnage que Jacob désapprouve. Et il faut se souvenir que c’est Lévi qui a été le plus marqué par la réprobation paternelle pour comprendre d’où viennent les lévites : ce sont ceux qui ont vécu dans leur histoire cette confrontation à la violence, avec la réprobation paternelle qui s’ensuit. Les lévites assument leur fonction lévitique en ayant toujours à l’esprit l’enjeu de la loi et l’enjeu du sacerdoce face à cette violence récurrente.

Royaliste : Pour en revenir à la loi du talion, il est bien dit « œil pour œil » dans le texte biblique…

Raphaël Draï : A supposer que l’on interprète les choses de manière littéraliste, il est dit « œil pour œil », et non pas « vie pour œil ». Or quel juge peut prétendre que, dans l’application d’une mesure de rétorsion, il sera capable de doser le châtiment physique de telle sorte que celui-ci produise l’effet escompté, et seulement cet effet escompté ? Croyez-vous que, si on crève un œil de sang-froid, les choses n’iront pas plus loin ?

Il faut aussi se souvenir de la première loi que le peuple d’Israël a appliqué après avoir franchi le Jourdain : il a créé des villes de refuge dans lesquelles les meurtriers involontaires pouvaient se mettre à l’abri, afin qu’ils soient protégés de la réaction immédiate des parents de la victime – donc du talion. Cela afin que la colère des « vengeurs » retombe, et que le procès du meurtrier soit possible.

Mais surtout, la violence du talion va à rencontre de tout le processus du don de la loi. Ce processus est très lent, parce qu’il faut que la loi soit communiquée de manière non violente. Il ne faut pas que la loi soit répulsive et, de fait, après les Dix Paroles, s’énonce toute une série de prescriptions juridiques positives faites pour rendre la loi divine humainement acceptable. La loi s’inscrit dans le temps, la loi n’est pas imposée par Dieu, elle est le fondement de l’Alliance. C’est ce qui explique que la structure de cette loi comporte la fameuse Teshouva, souvent mal comprise, que l’on traduit par « repentir » et qu’il vaut mieux rendre par « reprise » au sens que Kierkegaard donne à ce mot. La loi laisse toujours la possibilité de se reprendre.

Royaliste : Pourquoi le droit hébraïque a-t-il pris ses distances vis-à-vis d’une prétendue loi du Talion ?

Raphaël Draï : D’abord il faut comprendre que le droit hébraïque émerge dans une société qui se veut libre. Or c’était là quelque chose de nouveau dans l’Antiquité. Certains philosophes avaient sans doute eu l’intuition de la liberté, sans que le principe de la liberté collective soit reconnu. Ce qui explique, comme le fait remarquer Jean-Pierre Vernant, que l’Antiquité ait connu des révoltes, mais pas de révolution au sens hébraïque du terme. Cette révolution qui consiste à dire « désormais, nous sommes régis par une loi, cette loi nous fait libre, et nous fait prochains les uns vis-à-vis des autres ». Dès lors, quel est le droit qui peut s’appliquer dans une société libre ? Ce ne peut pas être le droit despotique, le droit de la violence, c’est un droit d’un type particulier. Une société libre se caractérise par la liberté d’entreprendre. Mais là où il y a liberté d’entreprendre, il y a risque de dommage. Le droit hébraïque dispose que l’homme doit faire attention à lui et à autrui car il reste, même involontairement, capable de provoquer des préjudices. Pour empêcher ce risque, il faudrait que l’homme soit entièrement ligoté. Mais comment l’accepter puisque, désormais les hommes sont libres ? S’il n’y a pas de loi, la société risque de s’autodétruire. Si la loi est très répressive, il n’y a plus de liberté.

Royaliste : D’où la naissance du droit civil…

Raphaël Draï : En effet. L’idée de droit civil, qui est progressive ment apparue dans la société hébraïque, permet de sortir de cette impasse. Un être libre ne peut pas ne pas causer de dommages ; il faut donc tout faire pour éviter l’occurrence de ce dommage, donc inculquer à l’homme l’idée de responsabilité, afin qu’il prenne garde de ne pas causer du tort à autrui. Quand le dommage malgré tout se produit, il s’agit alors de savoir comment le réparer. Et nous retrouvons là le texte qui est à l’origine du mythe du Talion. Le texte dit bien « œil pour œil dent pour dent, membre pour membre, blessure pour blessure ». Mais il faut bien voir que ce texte est tiré du livre de l’Exode, dans un chapitre qui concerne le droit de la responsabilité ; il s’agit donc du droit civil, et de la réparation des dommages qui en relèvent. II faut aussi souligner qu’on ne peut traduire œil « pour » œil car le terme hébreu tah’at que l’on traduit par cette préposition « pour » désigne en fait une compensation, une réparation que le juge doit fixer selon l’évaluation du dommage commis ici de manière involontaire. Le juge doit distinguer ces dommages involontaires, qui relèvent du droit civil, des dommages commis volontairement qui relèvent du droit pénal. J’ajoute que le principe procédural hébraïque est de favoriser au maximum la résolution des litiges par le droit civil, afin que le droit pénal ait le moins d’occasions possibles de s’exercer. Dès lors, sans peur de la loi, toujours répressive, on a le courage d’entreprendre. Nous retrouvons là une conception très moderne du droit – un droit qui constitue le tissu « conjonctif » de la société. En somme, le droit hébraïque affirme trois principes majeurs :

– Il n’y a pas d’état de droit s’il n’y a pas de loi publique, si le droit reste une mystagogie laissée à la connaissance de quelques initiés, « religieux » ou professionnels. Cela explique que la loi soit donnée sur le Sinaï, publiquement. A la synagogue, la loi est déployée de façon que chacun puisse la voir.

– La justice ne peut pas être rendue n’importe comment. Le droit hébraïque prévoit que, pour les litiges civils, un tribunal de trois membres suffit en première instance. Au pénal, il faut un tribunal de 23 membres.

– La justice ne s’accomplit pas dans une instance unique : elle contient le principe de l’appel, que l’on trouve explicité dans le Deutéronome.

J’ajoute que le droit hébraïque connaît également la notion de préjudice moral, parce qu’il procède d’une vision complexe de la nature humaine et n’ignore pas la résonance affective – et parfois la souffrance – qui peuvent résulter d’une parole ou d’une blessure physique. Le droit hébraïque reconnaît aussi les circonstances atténuantes qui procèdent de l’idée qu’il n’y a pas de création possible sans compassion. L’on prend ainsi acte et de la faillibilité de l’homme, et de sa capacité à se relever. Le juge n’est pas bourreau, exécuteur des hautes œuvres. Le juge est dayan quand il assigne une limite (daï signifie : cela suffit) à deux parties qui sont en proie à un conflit paroxystique, et il est shoffet quand il rétablit entre les deux parties l’ordre de la parole en réparant un dommage. Le principe de la justice est contraire au désir de vengeance, à la logique de la violence. Mais le droit civil ainsi constitué ne prend son plein sens qui si le juge, une fois la sentence rendue, veille à l’effectivité de la réparation. Sans quoi la tentation de la justice personnelle ressurgira.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 592 de « Royaliste – 11 janvier 1993.

(1) Le mythe de la loi du Talion – Editions Alinea, 1991.

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