Le mythe de l’énarchie

Juin 11, 2007 | Entretien

 

Ancien directeur adjoint de l’ENA, professeur émérite à la Sorbonne, spécialiste d’histoire politique et de sociologie administrative, Jean-François Kesler avait consacré son précédent ouvrage à l’étude des rapports entre les hauts fonctionnaires, la politique et l’argent. Cette analyse critique trouve son prolongement dans un nouveau livre qui pose une double question : celle de la pertinence des thèses de Pierre Bourdieu sur la « noblesse d’État » et sur la reproduction sociale ; celle de l’existence d’une « énarchie » qui contrôlerait tous les pouvoirs. C’est ce mythe que notre invité s’attache ici à détruire.

Royaliste : Pendant la campagne présidentielle, l’existence de l’ENA a été contestée par François Bayrou pendant la campagne présidentielle…

Jean-François Kesler : Ce n’est pas une nouveauté ! L’existence de l’ENA est critiquée depuis des décennies et son existence est régulièrement mise en cause. C’est là une originalité dans notre pays, où personne ne réclame de supprimer l’Ecole Polytechnique ou l’Ecole Normale Supérieure.

Le procès intenté à l’ENA a commencé en 1967 : Pierre Mendès-France s’était insurgé contre les prétentions de « ces messieurs de l’ENA » et contre leurs trop rapides carrières. En 1997, Alain Madelin avait demandé la suppression de l’ENA dans une forte déclaration : « L’Espagne a l’ETA, l’Irlande a l’IRA, l’Italie a la maffia et nous nous avons l’ENA ». La rime était assez pauvre, mais la « philosophie » de ce dirigeant politique était clairement exposée. Laurent Fabius déclara quant à lui que l’ENA préparait mal à la fonction politique – en oubliant que tel n’est pas la mission de cette école dont il fut l’élève. Mais s’il s’estime mal préparé à ses fonctions politiques, pourquoi ne retourne-t-il pas au Conseil d’Etat ? Deux députés de l’UMP ont demandé en 2002 que l’ENA soit supprimée et que le recrutement des hauts fonctionnaires par les écoles de commerce et les écoles d’ingénieurs. Or nous connaissons un régime qui avait organisé le recrutement de ses élites par les écoles d’ingénieurs : c’était l’Union soviétique…

J’ajoute que deux sondages d’opinion réalisés en 1997 et en 2002, qu’il faut prendre avec précautions, semblent montrer que l’ENA n’est pas impopulaire sauf dans les classes supérieures, notamment les chefs d’entreprise et les cadres supérieurs.

Royaliste : Pourquoi a-t-on créé l’ENA ?

Jean-François Kesler : L’ENA, créée en 1945, est la fille de la Libération : elle s’inscrit dans l’ensemble des réformes de structures réalisées à cette époque. Mais l’idée était présente dès 1940 car, après une grande défaite, la France met en question son régime politique et ses élites. Déjà, après la défaite de 1870, on avait créé l’Ecole libre des sciences politiques afin de réformer la formation intellectuelle et morale des élites. Mais il n’y avait alors aucune visée d’extension et de démocratisation du recrutement des fonctionnaires.

En 1945, on a repris l’idée exprimée cinq ans plus tôt. Dans ses Mémoires, le général de Gaulle écrit que l’ENA est sortie tout armée du cerveau de Michel Debré, ce qui n’est pas tout à fait exact car il y avait eu un premier projet en 1937. L’ENA est constituée pour unifier le recrutement de la fonction publique, démocratiser ce recrutement et rénover la formation des hauts fonctionnaires, dont la culture est alors essentiellement juridique, en l’ouvrant aux questions économiques. C’est dans le même mouvement que l’Ecole libre des Sciences politiques est nationalisée : on reconnaît la qualité de l’enseignement mais on lui reproche d’être une citadelle du libéralisme économique qui est alors totalement rejeté. Pendant une trentaine d’années, on enseigna à l’Institut d’Etudes politiques et à l’ENA les idées de Keynes et l’ « ardente obligation » du Plan.

Royaliste : Peut-on en toute rigueur parler d’énarchie ?

Jean-François Kesler : Relisons les pièces du procès : on accuse les anciens élèves de l’ENA de confisquer le pouvoir et de constituer une caste qui vise au monopole. Pierre Bourdieu dénonce quant à lui une « noblesse d’Etat » qui ne se limite pas à l’énarchie (les Polytechniciens et diverses catégories de hauts fonctionnaires en font partie) mais il précise bien que l’énarchie forme le cœur du système. Cette théorie sur le « noblesse d’Etat » est appuyée sur une théorie plus vaste de la reproduction sociale que le sociologue a développée dès les années soixante dans l’ouvrage intitulé « Les Héritiers ».

Je soutiens quant à moi que l’énarchie est un mythe, de même que la noblesse d’Etat.

Pour savoir si l’énarchie existe, il faut examiner successivement les quatre pouvoirs distingués par Raymond Aron : politique, administratif, économique, intellectuel.

Royaliste : Commençons par le pouvoir administratif.

Jean-François Kesler : Je vous ai dit que L’ENA avait été créée pour détenir le monopole du recrutement des hauts fonctionnaires mais il faut bien constater que ce monopole n’existe pas ! D’abord, l’ENA n’a pas le monopole du recrutement initial des corps et ministères auxquels elle prépare. Il y a un concours spécifique, chaque année, pour les tribunaux administratifs. De même pour les chambres régionales des comptes. Quant aux administrateurs civils, il apparaît que, pour trois places pourvues par l’ENA, deux sont pourvues par la promotion interne. Le corps diplomatique a une triple origine : l’ENA, pour un tiers des diplomates, le concours d’Orient fondé sur la connaissance des langues et civilisations orientales, pour un autre tiers ; le troisième tiers est pourvu par la promotion interne. Bien d’autres concours existent, qui assurent une grande variété de voies d’accès à la haute administration.

N’oublions pas non plus les « tours extérieurs » qui permettent au gouvernement de nommer dans les grands corps de l’Etat (Conseil d’Etat, Cour des Comptes…) un certain nombre d’agents, fonctionnaires ou non. Par ailleurs, les ingénieurs d’Etat issus de l’Ecole Polytechnique ont des fonctions administratives : il y a autant de polytechniciens que d’énarques dans la fonction publique. Dans les emplois supérieurs (directeurs d’administration centrale, préfets, ambassadeurs…) les énarques comptent pour la moitié.

Royaliste : Il semble que les énarques entrés en politique soient très nombreux ?

Jean-François Kesler : Telles sont en effet les apparences. A l’élection présidentielle de 1995, les trois principaux candidats, Edouard Balladur, Jacques Chirac et Lionel Jospin avaient fait l’ENA. L’énarque Alain Juppé a dirigé le RPR et l’énarque François Hollande dirige le Parti socialiste… qui a présenté à l’élection présidentielle une ancienne élève de l’ENA.

Il est vrai que beaucoup d’énarques font une carrière politique, mais la proportion est moindre que celle des avocats sous la 3ème République. Cependant, l’influence des normaliens (Léon Blum, Edouard Herriot) était alors importante – à tel point qu’Albert Thibaudet a pu parler de la « République des professeurs ».

Sous la 5ème République, 25% des ministres sont issus de l’ENA, ce qui constitue une minorité importante. Mais, en 1981, la majorité absolue des députés était issue de l’enseignement. Je rappelle aussi qu’avant 1914 la proportion des hauts fonctionnaires dans les gouvernements était aussi importante que depuis 1958 – avec une forte présence de militaires et de magistrats.

Là encore, l’influence des énarques doit être relativisée.

Royaliste : Quelle est la proportion d’énarques, parmi les détenteurs du pouvoir économique ?

Jean-François Kesler : Beaucoup d’énarques, et de plus en plus jeunes, passent dans le secteur privé. En 2000, 30% des anciens élèves appartenant aux promotions sorties entre 1970 et 1980 occupaient ou avaient occupé un poste dans le privé – contre 14% en 1995 pour l’ensemble des promotions. Cela dit, les énarques sont actuellement en recul dans le secteur privé, où ils ont toujours été moins nombreux que les polytechniciens.

Royaliste : Et le pouvoir intellectuel ?

Jean-François Kesler : Dans les années cinquante et soixante, les énarques ont joué un rôle assez important dans le domaine intellectuel : je pense notamment à l’influence exercée par le Club Jean Moulin, où il y avait beaucoup d’énarques, dans la rénovation de la pensée de gauche.

Aujourd’hui, les énarques ne produisent pas la pensée économique et ils ne sont certainement pas à la source du renouvellement des idées politiques. Ils se contentent de les reprendre.

Royaliste : Peut-on affirmer, néanmoins, que les énarques forment une caste ?

Jean-François Kesler : Cela voudrait dire qu’à l’exemple de la nomenklatura soviétique, il y a unité de classe, de pouvoir et de pensée. Ce n’est pas vrai !

Les origines intellectuelles sont très variées : les élèves de l’ENA viennent de toutes sortes de disciplines – des diplômés de Sciences Po pour la moitié mais dans l’autre moitié on trouve des normaliens, des centraliens, des polytechniciens, des anciens d’HEC, des agrégés de lettres, de philosophie, des licenciés en droit, en théologie…

Les origines administratives sont diverses car il y a un concours pour les étudiants, un concours pour les fonctionnaires (militaires, policiers, professeurs, agents de divers ministères) et un troisième concours ouvert à des personnes ayant exercé un mandat syndical ou électif ou une activité professionnelle pendant dix ans – si bien que l’on compte parmi les anciens élèves d’anciens militants politiques, des chefs d’entreprise, des médecins, des avocats.

Les origines sociales sont beaucoup plus variées qu’on ne le dit. Pendant les vingt premières années, l’ENA a permis une réelle démocratisation de la fonction publique. Il est vrai que cette démocratisation est en recul depuis vingt ans, selon un mouvement que l’on observe dans toutes les grandes écoles. On observe aussi une grande hétérogénéité dans les revenus et les modes de vie.

Les métiers exercés par les anciens élèves sont fort différents : ils sont diplomates, juges, administrateurs, travaillent dans les entreprises publiques et dans les collectivités locales. Leurs centres d’intérêts étant différents, ils n’ont pas de revendications communes à présenter.

Enfin, les opinions des anciens élèves sont très variées et les situent dans des camps opposés – de Jacques Nikonoff, ancien président d’Attac à Antoine Seillière, ancien président du Medef en passant par Alain Minc, Philippe de Villiers, Laurent Fabius. Il n’y a pas de solidarité entre les anciens élèves.

L’énarchie est bien un mythe, qui doit être détruit.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 906 de « Royaliste » – 11 juin 2007

 

 

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