Le Pakistan à la croisée des chemins

Jan 16, 2015 | Entretien

Ancien élève de l’ENA, Olivier LOUIS a été chef de mission économique dans des ambassades de France à l’étranger. À ce titre, il a vécu près de quatre ans à Islamabad et trois ans à New Delhi puis il a créé en 2006 au sein de l’Institut français des relations internationales une section consacrée à l’Asie du Sud, ce qui lui a permis de redécouvrir Le Pakistan. Dirigé par une classe politique corrompue, travaillé par l’islamisme qui opère violemment au sein d’une population qui déteste les Etats-Unis, le Pakistan est une puissance nucléaire majeure et le deuxième pays musulman du monde, dont dépend l’avenir de l’Afghanistan… Affaibli par ses crises, le Pakistan pourra-t-il retrouver le chemin de la modernité ou deviendra-t-il le pays le plus dangereux du monde ?

Royaliste : Pourquoi s’intéresser au Pakistan ?

Olivier Louis : Il y a trois bonnes raisons. D’abord, c’est un grand pays, le sixième du monde par sa population (180 à 200 millions d’habitants) et le deuxième pays musulman – qui sera dans dix ans, le premier.

Deuxième raison : le Pakistan est une puissance nucléaire et son armement est supérieur à celui de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Inde. Il dispose de missiles de courte et moyenne portée et prépare un missile de longue portée. Le risque de conflit nucléaire avec l’Inde est d’autant plus sérieux que l’actuel gouvernement indien réagira militairement si de nouveaux attentats commandités par le Pakistan sont commis sur son territoire.

Troisième raison : il est inconcevable d’envisager une solution politique durable en Afghanistan sans le concours du Pakistan qui n’a cessé, jusqu’à présent, de soutenir les islamistes.

Royaliste : Que retenir de l’histoire du Pakistan ?

Olivier Louis : Le pays porte le poids de la façon dont s’est passée – et mal passée – la partition de l’Empire britannique des Indes en deux États indépendant. Deux aspects de cette partition continuent de peser sur le Pakistan :

D’abord l’incohérence de la demande d’indépendance qui a été portée par un parti, la Ligue musulmane, et par un homme – Muhammad Ali Jinnah – qui représentaient une bourgeoisie musulmane d’hommes de loi, de commerçants, de propriétaires fonciers et d’industriels originaires du centre de l’Inde. Or, dans toutes les régions du centre, les musulmans ne constituaient que 10 % de la population : il était donc impossible d’y créer un État séparé. L’État pakistanais ne pouvait être créé que dans les deux zones où il y avait une majorité de musulmans – le Pendjab à l’Ouest et le Bengale à l’Est. Or, dans ces deux régions, la Ligue musulmane qui portait le projet d’indépendance du Pakistan était inexistante car la population musulmane de ces régions n’avait aucun désir de créer un État indépendant.

D’où la stratégie suivie par la Ligue musulmane : composée de musulmans très modérés, elle n’a pas hésité à se lancer dans une campagne passionnelle pour essayer de convaincre les masses musulmanes du Pendjab et du Bengale de voter en sa faveur aux élections de 1946. On a donc prêché, au nom de l’islam, la violence anti-hindoue : on a promis l’État islamique, la charia, et on a affirmé que le refus de vote en faveur de la Ligue musulmane conduisait en enfer. Les élections ont été gagnées et l’indépendance obtenue. Mais le coût a été terrible : La partition a fait entre 250 000 et 1 500 000 morts selon les estimations et 14 millions de réfugiés, 7 millions de musulmans et 7 millions hindous. Ce passé sanglant continue de peser sur l’histoire du Pakistan.

Deuxièmement, quand l’État a été créé, le gouvernement du Pakistan a été formé par les chefs de la Ligue, qui n’étaient ni du Bengale ni du Pendjab, qui ne parlaient pas les langues locales, qui n’avaient aucun lien avec les masses musulmanes locales. Ils se sont appuyés sur l’administration coloniale et sur les militaires de l’ancienne armée impériale qui étaient essentiellement pendjabis et sur les grandes familles féodales qui régnaient sur ces régions peu développées.

L’État n’a pas été créé selon les vœux de la population, il a été imposé de l’extérieur sur un mode colonial. C’est pourquoi le Bengale devenu Pakistan de l’Est, où vivait la majorité des Pakistanais, s’est senti de plus en plus aliéné par la politique du gouvernement central. Celui-ci avait d’ailleurs imposé comme langue officielle de tout le pays l’urdu qui n’est pas parlé par les peuples du Pakistan mais par les musulmans du centre de l’Inde. Cette aliénation est la cause principale de la création du Bengladesh en 1971. Aujourd’hui, les structures que je viens de décrire continuent de caractériser le Pakistan. C’est la première conséquence de la partition.

Deuxième conséquence de cette partition : l’impossibilité de définir une relation pacifiée avec l’Inde. Le Pakistan de 1948 n’était pas le Pakistan souhaité par Ali Jinnah : le Congrès indien n’a accepté d’affecter au Pakistan que la moitié du Bengale, la moitié du Pendjab ou vivaient les populations musulmanes alors que Ali Jinnah voulait ces provinces en totalité. D’où un grand ressentiment.

Depuis 67 ans, les relations avec l’Inde sont plus que tendues : il y a eu quatre guerres – en 1947-1948 qui a porté sur le Jammu-et-Cachemire et a conduit à la division de cet ex-État princier entre les deux protagonistes, en 1966 sur la même région, en 1971 au Bengladesh, en 1998 de nouveau sur le Cachemire. Trois d’entre elles ont été provoquées par le Pakistan, qui a envoyé des troupes irrégulières et régulières dans la partie indienne du Cachemire pour tenter de l’annexer. Dans les trois cas, le Pakistan était sur le point d’être battu, la communauté internationale est intervenue et le statu quo n’a pas été modifié. En 1971, l’armée pakistanaise s’est rendue à l’armée indienne à Dacca, la capitale du Pakistan de l’Est et le Bangladesh a été créé. Indira Gandhi aurait pu attaquer le Pakistan de l’Ouest mais elle a préféré ne pas pousser son avantage et chercher une cohabitation pacifique avec le Pakistan – qu’elle n’a pas obtenue.

Ces relations belliqueuses avec l’Inde expliquent le rôle de l’armée pakistanaise dans la vie politique du pays. Sur 67 ans d’existence, on compte 33 ans de dictature militaire et à l’exception des six années du gouvernement de Zulfikar Ali Bhutto, l’armée a toujours contrôlé les autorités civiles. C’est l’armée qui définit la politique de défense et les options fondamentales de la politique étrangère – les relations avec l’Inde, avec les États-Unis, avec l’Afghanistan. Elle peut aussi créer des « événements », lorsque le gouvernement veut réorienter la politique étrangère : ce fut le cas lors de l’attentat à Bombay en 2008, qui a empêché la politique de rapprochement avec l’Inde annoncée par le président Asif Ali Zardari nouvellement élu.

Royaliste : Qu’en est-il des relations du Pakistan avec les États-Unis ?

Olivier Louis : L’armée pakistanaise veut des relations étroites avec les États-Unis parce que ceux-ci peuvent lui fournir les armements modernes dont elle a besoin pour tenter de maintenir l’égalité stratégique avec l’Inde. Il y a eu un âge d’or de ces relations sous la présidence autoritaire et relativement laïque du maréchal Ayoub Khan (1958-1965) qui a été marquée par un réel développement économique et social du pays. Puis il y a eu entre 1977 à 1988 une période de coopération très étroite entre le Pakistan, les États-Unis et l’Arabie saoudite pour chasser les Soviétiques d’Afghanistan. Mais il y a eu, aussi, des périodes très difficiles car le Pakistan a développé son armement nucléaire contre l’avis des États-Unis. Nous sommes aujourd’hui dans une période de relations purement transactionnelles : le Pakistan a besoin des armes américaines, les États-Unis ont besoin du Pakistan pour éviter un désastre en Afghanistan.

Royaliste : Quel est le rôle de l’islam dans la société pakistanaise ?

Olivier Louis : Les bourgeois anglophiles de la Ligue musulmane ne voulaient certainement pas créer un État islamique ! Il y a donc toujours eu une tension entre les partisans d’un État islamique et ceux qui voulaient un État de type occidental. Ainsi, l’Assemblée constituante en 1949 a voté une résolution faisant de l’Islam la base de la législation tout en affirmant son intention de s’inspirer des déclarations de droits à l’occidentale ; cette référence fondamentale se retrouve dans la Constitution de 1973, actuellement en vigueur et la législation a été islamisée par le général Zia-Ul-Haq alors que le cadre constitutionnel reste de type britannique : deux Chambres, un Premier ministre… Ces principes islamiques et cette pratique constitutionnelle ne sont pas coordonnés et le Pakistan n’a pas trouvé son équilibre entre le politique et le religieux.

Royaliste : Les crises qui jalonnent l’histoire du Pakistan renforcent-elles ou affaiblissent-elles le pays ?

Olivier Louis : Chaque crise l’affaiblit un peu plus. Depuis 1966, date de la deuxième guerre indo-pakistanaise, le Pakistan est en déclin. Déclin économique : En 1997, le PIB par habitant de l’Inde a dépassé, pour la première fois, celui du Pakistan et l’écart s’est beaucoup creusé depuis… Déclin politique : le Pakistan est très isolé : il n’est plus dans le système d’alliance occidentale et sa position dans le monde musulman n’est pas des plus fortes.

Aujourd’hui, le Pakistan traverse une crise politique provoquée par le résultat des élections législatives de 2013, les premières de l’histoire du Pakistan qui se sont déroulées selon le processus constitutionnel normal. La Ligue pakistanaise a remporté les élections et dispose d’une large majorité au Parlement, face au Parti du peuple pakistanais de la famille Bhutto et au Mouvement pakistanais pour la Justice d’Imran Khan, ce qui a déclenché une grande vague d’optimisme. Mais le pays est, très vite, retombé dans la crise et Imran Khan mobilise les foules imposantes pour demander le renvoi du Premier ministre Nawaz Sharif qui a beaucoup déçu – comme lors de ses deux précédents passages au pouvoir. Cette campagne d’Imran Khan se fait avec la connivence des services secrets de l’armée car Sharif s’est aliéné l’armée en voulant trop vite se rapprocher de l’Inde et en décidant de faire juger le général Musharraf – ce qui scandalise l’armée. Le gouvernement est donc très affaibli, alors que le Pakistan est confronté à quatre problèmes majeurs :

La sécurité intérieure, qui est menacée de toutes parts. Il y a les attentats terroristes commis par les Talibans pakistanais – qui étaient quasi souverains au Waziristan du Nord, voisins de l’Afghanistan, jusqu’à tout récemment. Il y a les autres mouvements islamistes qui, sans s’attaquer à l’armée, commettent en toute impunité des attentats contre les chiites, les hindous et les chrétiens. Il y a également les groupes, protégés par l’armée, dont l’objectif est d’organiser des attaques terroristes au Cachemire et en Inde. Il y a les Baloutches qui réclament leur indépendance et qui sont durement réprimés. Enfin, il y a la situation à Karachi, où s’affrontent violemment des groupes mafieux qui agissent sous l’égide des politiciens locaux. Au total, il y a eu 46 000 victimes du terrorisme en dix ans. Aujourd’hui, l’armée semble avoir repris le contrôle du Waziristan et elle est censée, combattre désormais tous les terrorismes…

La radicalisation de la société. La principale illustration de cette radicalisation, c’est la loi sur le blasphème – lequel est passible de la peine de mort. Sur 1 600 procès, 50 condamnations à la peine capitale ont été prononcées – mais aucune n’a été exécutée car le Pakistan a décidé un moratoire sur les exécutions capitales depuis 2008. Mais certains accusés sont tués par la foule ou assassinés après leur acquittement. Un juge qui avait acquitté un accusé a été assassiné. De plus, les quartiers chrétiens sont régulièrement attaqués et des jeunes filles hindoues sont enlevées pour être mariées à des musulmans. Ces crimes ne sont pas sanctionnés. L’enseignement est marqué par l’intolérance, au lycée comme à l’université.

La stagnation de l’économie : l’industrie ne se développe pas et seule l’agriculture est facteur de croissance. Le gouvernement, qui représente les classes riches, n’agit pas alors que 60 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour.

L’isolement international : les relations avec les Etats-Unis et la Chine sont minimales et le prestige de Narendra Modi, le nouveau Premier ministre indien, qui est nationaliste et farouchement antimusulman, est insupportable pour le Pakistan.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1071 de « Royaliste » – 16 janvier 2015.

Olivier Louis, Histoire du Pakistan de 1947 à nos jours – Un long cheminement vers l’abîme ? L’Harmattan, Coll. Recherche Asiatique, 2014.

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