Destinée à former des cadres politiques pour servir la cause de Juan Perón, la Garde de fer fut un ensemble de réseaux qui ont profondément marqué la vie politique en Argentine. En étudiant les itinéraires des militants péronistes, Humberto Cucchetti éclaire remarquablement l’histoire récente de son pays.

Elu président de la République en 1946, destitué par un putsch en 1955, élu à nouveau en 1973 pour un mandat qu’il ne peut terminer – il meurt en 1974 et sa femme le remplace avant d’être renversée par un coup d’Etat militaire en 1976 – Juan Perón est une figure charismatique qu’on décrit ordinairement comme une aberration national-populiste de la vie politique argentine. Chercheur dans une institution universitaire équivalente à notre CNRS, Humberto Cucchetti récuse cette vision simpliste sans pour autant participer d’une apologétique. Son livre intéresse les Français à plusieurs titres : il permet de comprendre l’action politique de Juan Perón et l’adhésion religieuse qu’il a suscitée, la complexité du mouvement péroniste ; il ouvre une réflexion sur des thèmes qui ont une portée générale – qu’il s’agisse de l’engagement politique, du pouvoir charismatique, des religions séculières ou de la réflexion sur la survie militante des serviteurs d’une cause qui continuent de faire ou qui tentent de faire encore de la politique.

Le péronisme, qui fait toujours l’objet de substantiels débats, s’est caractérisé par un fort soutien de la classe ouvrière traditionnelle inspirée par le syndicalisme d’action directe de source française et italienne, et de la nouvelle classe ouvrière composée de citoyens venus s’installer dans les grandes villes. Ces ouvriers étaient sensibles à l’amélioration des conditions de travail réalisée par Perón lorsqu’il était secrétaire d’Etat au travail et à la santé en 1943. Sa volonté d’industrialisation lui a également permis de s’appuyer sur une élite sociale composée de militaires, de membres du clergé, d’industriels et d’intellectuels nationalistes qui ont formé une bourgeoisie nationale. Loin du fascisme, ces groupes sont liés par une idéologie « justicialiste » à la fois nationaliste et social-catholique qui fortifie l’adhésion quasi-religieuse au président de la République et à sa femme Eva puis à l’opposant exilé en Espagne.

Ce caractère multi-classiste est un atout lorsque Juan Perón exerce le pouvoir entre 1946 et 1955 mais il constitue une faiblesse après sa destitution car les liens verticaux entre l’exilé et ses troupes ne parviennent pas à compenser la fragilité des liens horizontaux entre groupes sociaux dissemblables. D’où la violence des conflits entre les fractions péronistes… C’est dans le contexte de la défaite politique et d’une résistance trop faible pour imposer le retour de Perón que se situe, à la fin des années soixante,  la création de la Garde de fer que les péronistes appelèrent aussi L’Unité après fusion avec le Front national des étudiants et qui se dénomma précisément Organisation unique du Transfert générationnel.

L’OUTG se donnait pour mission de former des cadres politiques et de créer des réseaux territoriaux afin de renforcer le mouvement péroniste. A égale distance du marxisme-léninisme et de l’Eglise catholique, l’organisation était fortement hiérarchisée et soudée par une mystique centrée sur la personne de Perón. La Garde se développa dans un climat de violence sociale et politique : révolte populaire de mai 1969, assassinat de l’ex-président Aramburu, création de l’organisation des Montoneros, retour de Juan Perón marqué le 20 juin 1973 par le Massacre d’Ezeiza organisé par l’extrême droite péroniste contre les militants de la tendance révolutionnaire, assassinat par les Montoneros du principal responsable de la CGT, fidèle au président qui venait de se faire élire deux jours plus tôt. Dans ce climat de violence, Isabel Perón, qui était en butte à l’hostilité de l’Eglise catholique, de l’extrême gauche et de l’extrême droite ne pouvait conserver bien longtemps la présidence de la République…

Humberto Cucchetti étudie de manière très précise les itinéraires militants qui conduisent à la Garde de fer, l’identité collective et les modes d’action ou d’inaction, le jeu de l’Organisation par rapport au Parti justicialiste et à l’ensemble de la société politique puis le déclin de la Garde de fer après la mort de son chef et malgré le slogan Perón ne meurt pas.

L’OUTG ne disparut pas pendant la dictature militaire : son patron Alejandro Alvarez partit en exil, il y eut des militants arrêtés et torturés mais la répression fut moins violente que pour les autres organisations. Il y eut des négociations avec les Forces armées, des liens avec l’Amiral Massera qui tenta de formuler un projet de « démocratie sociale » et parfois des alliances nouées dans l’ombre. Après la dictature, l’orthodoxie péroniste défendue par les anciens de l’OUTG ne trouva pas à s’incarner dans une personnalité emblématique. Le péronisme n’a plus de direction stratégique ce qui ouvre la possibilité de divers choix tactiques. « Une fois l’axe vertical disparu, écrit Humberto Cucchetti, les loyautés furent réduites à des prises de position encore plus dispersées, face à une pratique politique de moins en moins régie pas une logique de mouvement, laquelle est remplacée par un processus spécifique de partidarisation ». Les trajectoires personnelles se diversifient mais de nombreux militants réunis autour d’Alejandro Alvarez opèrent un virage vers le catholicisme et se retrouvent dans un ordre religieux – l’Ordre de Marie fondé en 1988 – qui marqua la sortie religieuse de la religion séculière constituée autour de Juan Perón, l’homme qui ne devait pas mourir.

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(1) Humberto Cucchetti, Servir Perón, Trajectoires de la Garde de fer, Presses universitaires de Rennes, 2013. Traduit par Denis Rodrigues.

 

Article publié dans le numéro 1061 de « Royaliste » – 2014

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