Dans un ouvrage solidement documenté (1), Jacques de Saint Victor raconte l’histoire des mafias qui agissent à la manière d’une prolifération cancéreuse et se mélangent aux secteurs réputés sains de l’économie et de la finance grâce à l’ultralibéralisme.
La mafia n’est pas seulement une spécialité italienne exportée aux Etats-Unis : des mafias se sont organisées dans les pays de l’ancienne Union soviétique, en Amérique latine et en Chine. La mafia n’est pas non plus un réflexe d’auto-défense de populations écrasées par le malheur : en Italie, puis en Russie après 1990, elle a fondé sa puissance sur les accords passés avec les pouvoirs politiques et sociaux. Pour comprendre la réalité et l’ampleur de la menace, il faut chasser de son esprit les images d’un folklore abondamment filmé et bannir toute théorie du complot. La Mafia n’est pas une pieuvre, ce qui supposerait un cerveau unique, mais un cancer qui progresse peu à peu au sein des sociétés capitalistes, démocratiques, ultralibérales et mondialisées.
L’histoire des mafias commence au 19ème siècle. Certes, il y a toujours eu des bandits qui volaient et assassinaient les gens honnêtes mais les organisations criminelles qui apparaissent en Italie sont solidement structurées, liées aux propriétaires locaux et parties prenantes dans les événements politiques. Leur origine lointaine, c’est en Sicile l’abolition du système féodal : elle a pour effet la suppression des terres communales qui permettaient aux plus pauvres de subsister. Leur privatisation s’accompagne d’une attribution de terre à chaque villageois mais la plupart des paysans pauvres revendent leur quote-part à un riche propriétaire – sans pouvoir aller travailler en usine comme ce fut le cas en Angleterre où la privatisation des terres ne fut pas moins violente. Les paysans sans terre se transforment alors en brigands qui se jouent d’un Etat trop faible… et que maints grands propriétaires en viennent à considérer comme les meilleurs défenseurs de leurs biens. Hautes et basses classes se mélangent – y compris dans les loges maçonniques – et l’on voit apparaître autour de 1820 les « familles » mafieuses qui se constituent une vingtaine d’années plus tard en Sicile à la faveur des luttes révolutionnaires. Il est certain que les squadre des libéraux étaient composées de patriotes et de bandits – lesquels aidaient en certaines occasions les aristocrates tandis que la Camorra napolitaine collaborait avec la police des Bourbons.
Ces liens tissés dans l’ombre caractérisent les mafias italiennes qui participent à tous les grands événements politiques et qui deviennent incontournables dans l’ordinaire des jours. La mafia – le terme apparaît en 1861 – joue son rôle dans l’unification italienne, s’organise et prospère à la faveur du développement des échanges, s’implante aux Etats-Unis et cultive intensément ses relations avec les aristocrates, les négociants et les élus. Au début du 20ème siècle, les mafias sicilienne, napolitaine et calabraise acquièrent une puissance considérable qu’elles conservent à l’époque fasciste, malgré les vantardises de la propagande officielle, et qu’elles renforcent après le débarquement de juillet 1943 – qui ne fut pas préparé avec le concours de la mafia sicilienne contrairement à une légende très répandue. Mais il est vrai que les Américains s’appuient sur les « familles » pour lutter contre les syndicalistes et les communistes et, tout au long de la guerre froide, la mafia participe activement à la « chasse aux rouges » et à diverses opérations de déstabilisation sous l’œil bienveillant de la CIA qui voit en elle le moyen de garder l’Italie sous contrôle.
Première force anticommuniste du pays, la Démocratie chrétienne, parfaitement clientéliste et affairiste, ne pouvait manquer de nouer de fructueuses relations avec les mafias qui connurent pourtant dans les années soixante une période de déclin en raison du développement de l’Etat-Providence qui offrait une alternative aux élites locales. Il fallut attendre la fin de la Guerre froide pour que l’Etat italien et le Vatican se décident à réagir mais il était trop tard : le recul de l’Etat, la mondialisation des échanges, l’expansion inouïe du trafic de drogue favorisée par la CIA et la libre circulation des capitaux ont conduit à un développement des structures mafieuses – en Amérique latine, en Russie – et des pratiques mafieuses.
Tel que le peint Jacques de Saint Victor, le tableau d’ensemble est précis et réellement effrayant. L’histoire du crime organisé démontre l’ineptie de la Fable des abeilles selon laquelle les vices privés font le bien public. Non : les criminels corrompent le pouvoir politique qui ne se soucie plus du bien commun et elles le corrompent d’autant plus facilement que le laisser-faire est la religion des hautes sphères ou se côtoient les grands voyous, les artistes à la mode, les vedettes du sport, les banquiers et les oligarques de tous pays.
Ce constat ne saurait nous désespérer. La mafia n’est pas consubstantielle à la démocratie libérale et à l’économie moderne puisque l’Etat de bien-être, entre 1945 et 1975, avait tenu le crime organisé en lisière. Jacques de Saint Victor souligne ce point capital sans en tirer les conséquences politiques qui s’imposent à nos yeux : contre les mafias, les lois sévères, les juges intègres et les policiers courageux sont nécessaires mais il faut avant tout restaurer l’autorité de l’Etat, nationaliser les banques, les secteurs-clefs et les entreprises corruptrices sans oublier de réaliser la révolution fiscale afin de restreindre au maximum le territoire invisible des mafias.
***
(1) Jacques de Saint Victor, Un pouvoir invisible, Les mafias et la société démocratique, 19ème-20ème siècle, Gallimard, 2012.
Article publié dans le numéro 1038 de « Royaliste » – 2013
0 commentaires