Tandis que l’opposition mène une campagne efficace, le gouvernement et le Parti socialiste tentent de mobiliser militants et électeurs pour une bataille qu’ils n’ont pas cherchée, et qui semble déjà perdue. Comment en sont-ils arrivés là ? Comment se fait-il que le Pouvoir paraisse toujours en mauvaise posture et donne de lui-même une si mauvaise impression ? Au soir d’un congrès du R.P.R. qui saluait dans l’enthousiasme un Chirac triomphant, la réplique de M. Mauroy semblait pâle, comme si déjà quelque chose s’achevait. Et M. Jospin, il y a quelques semaines, ne suggérait-il pas lui aussi la défaite en déclarant que son parti s’estimerait heureux si ses pertes étaient limitées ?
La mobilisation décrétée la semaine dernière ne laisse pas une meilleure impression. Il s’agit d’une attitude défensive, d’une décision prise sous la contrainte : sagement, les élus socialistes avaient choisi de présenter le bilan de leur gestion, en évitant l’affrontement sur les questions de politique générale. Victimes de la logique que la gauche avait déclenchée en 1976, les voici obligés de politiser la campagne des municipales, et de la concevoir comme une réplique aux arguments de l’opposition. Or c’est déjà concéder un gros avantage à l’adversaire que de lui laisser le choix des armes et du terrain… Cependant, personne ne peut prévoir l’issue du combat : la contestation de la représentativité du gouvernement, la campagne pour des élections législatives anticipées, avec la menace d’instabilité qu’elle contient, peut provoquer une réaction favorable au pouvoir en place.
Il n’en demeure pas moins que le gouvernement se trouve dans une situation paradoxale. Comparé à celui de l’équipe précédente, son bilan est loin d’être négatif et les chiffres publiés en janvier devraient renforcer le courant d’adhésion à sa politique. Il est vrai que l’inflation a été réduite, que la progression du chômage s’est ralentie, et que, depuis Mai 1981, les catégories les plus défavorisées ont vu leurs ressources augmenter dans des proportions significatives. Pourtant, le Pouvoir reste mal aimé et mal compris, et parfois détesté au-delà de toute mesure.
Oh I Bien sûr, la victime est loin d’être innocente. L’affaire des taux d’intérêts des Caisses d’épargne a une fois de plus démontré que le gouvernement demeurait incapable de préparer une décision et de s’y tenir. Il est peut-être dérisoire de juger son action sur de tels « détails », mais comment l’opinion pourrait-elle faire autrement puisqu’elle n’ait pas en mesure d’avoir une vue d’ensemble ? Ni la politique des échanges extérieurs, ni la politique industrielle ne sont comprises, non par la faute des ministres responsables, mais parce que la perspective économique générale, rarement exposée, est effacée par quelques faits spectaculaires ou se perd dans le flot des décisions techniques. En revanche, l’opposition, qui a échoué il y a moins de deux ans et qui ne propose rien de sérieux, sait parfaitement utiliser les médias, choisir les formules qui font mouche et mettre le gouvernement dans une situation de perpétuel accusé.
Les causes du malaise ne sont pas seulement techniques et tactiques. Si la droite marque des points avec une étonnante facilité, si l’électorat de gauche se comporte comme un simple spectateur de la partie qui se joue, c’est que le gouvernement se trouve dans une situation difficilement tenable, où il ne peut qu’effrayer les uns et décevoir les autres :
— Le Pouvoir est d’abord victime de son étiquette socialiste. A droite, le mot fait ressurgir les souvenirs confus mais inquiétants des « partageux », des occupations d’usines, des drapeaux rouges et des poings levés. Longtemps encore, nul raisonnement ne viendra à bout de ce réflexe négatif, qui n’est pas seulement celui d’une classe, et l’on ne regrettera jamais assez que quelques discours maladroits, au congrès de Valence, aient réveillé la peur ancestrale. Pourtant, quand on veut bien regarder les choses calmement, il n’y a pas de quoi fouetter un chat : ces excellents bourgeois qui nous gouvernent gèrent comme ils peuvent, avec des techniques classiques, et dans l’intention d’accomplir des réformes modérées, une société qu’ils seraient bien en peine de bouleverser. Ni la politique étrangère, ni la politique militaire, ni la politique économique ne se font sous le signe de la « Révolution ». Ce qui n’empêche pas l’électorat de droite de croire que nous marchons vers la démocratie populaire …
— Or ce réformisme prudent, qui soulève tant de passions hostiles, ne peut manquer de décevoir l’électorat de gauche qui attendait autre chose d’un socialisme riche à ses yeux de toutes les promesses. Le gouvernement ne peut pas répondre à son espérance, non parce qu’il « trahirait » délibérément mais, comme nous l’avons souvent dit, parce que la crise du système industriel a ruiné sa vénérable doctrine. Celle-ci était construite sur l’unité d’intérêts et d’aspirations du « camp des travailleurs » et voici que l’on découvre que cette entité n’existe pas, et que la classe ouvrière a éclaté en de nombreux corporatismes : le socialisme n’a plus de fondement sociologique. En outre, il se trouve dépourvu de doctrine économique puisque tout reposait sur la croissance et que celle-ci a disparu, interdisant l’effort massif que la gauche voulait faire sur le plan social : il faut désormais limiter le pouvoir d’achat, s’interdire les anciennes générosités de l’Etat-Providence, concevoir autrement la protection sociale. Tout est à repenser – l’économie, le « progrès », le travail même – ce qui demande du temps. Le temps de réfléchir, le temps d’expliquer, le temps de mettre en œuvre.
Le drame, c’est que le gouvernement ne dispose pas du temps nécessaire pour réfléchir et expliquer, pour rassurer et surtout pour fonder une nouvelle espérance. La logique politicienne est telle que les délais se raccourcissent : chaque consultation, même locale, risque, au pire, de tout remettre en cause et, au mieux, de prolonger le sursis – mais en interdisant toute possibilité de rassemblement autour d’un projet commun. La manière dont est vécue la campagne municipale pose, par-delà les rivalités partisanes, la question capitale de l’avenir d’une société qui est en train de s’interdire toute continuité dans l’action, et qui s’apprête peut-être à sacrifier, pour satisfaire les ambitions des hommes de parti, la stabilité institutionnelle qui existait depuis un quart de siècle.
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Editorial du numéro 375 de « Royaliste » – 3 février 1983
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