Royaliste : Votre livre paraît après la réédition largement augmentée de La démondialisation et Le grand retour de la planification qui vient de sortir.

Jacques Sapir : Cette livre est d’actualité car le protectionnisme pourrait nous permettre de gérer la démondialisation qui s’accélère en raison de l’agression russe contre l’Ukraine. Dans le et même temps, il nous permettrait de mettre en place des structures de planification. Au moins dans les mots, celles-ci reçoivent l’assentiment de 80% de la classe politique. Emmanuel Macron a créé un haut-commissariat au plan puis il a lancé un plan France 2030. Il est revenu sur ce sujet dans son discours du Pharo, à Marseille, le 16 avril. Des candidats aussi différents que Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot évoquent eux aussi la planification. Nous avons besoin d’un instrument qui nous permette, non de déconnecter l’économie française des échanges internationaux, mais de réguler ces échanges du point de vue de l’économie française : cela s’appelle le protectionnisme.

 

Royaliste : Le protectionnisme a une histoire…

Jacques Sapir : Oui. On oublie que le monde, jusqu’en 1815, a été totalement protectionniste. Ce n’était pas le même protectionnisme car il s’agissait d’un système de taxes à l’importation qui fournissaient une grosse partie des recettes des États ; c’était aussi un système de protection qui visait à exclure les produits étrangers dans la relation entre la métropole et ses colonies. On sait que la révolution américaine est née d’une protestation, la Boston tea party, contre les droits que la Grande-Bretagne mettait sur les importations de thé.

Une double attaque contre le protectionnisme se met en place depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle jusqu’au début du XIXe. David Hume entend montrer que le libre-échange est la solution la plus efficace parce que cela permettrait d’éviter les guerres. Les auteurs de cette époque sont hostiles aux guerres commerciales, qui sont de vraies guerres dont le but est d’imposer des traités commerciaux particuliers à certains États – ainsi la guerre menée par Louis XIV contre la Hollande. David Hume et Adam Smith vont être rejoints par une autre génération d’économistes, celle de David Ricardo et de Robert Torrens qui vont développer une argumentation économique : pour eux, le libre-échange, c’est du gagnant-gagnant grâce à la théorie des avantages comparatifs.

 

Royaliste : Que dit cette théorie ?

Jacques Sapir : Selon elle, même si la production de blé était plus rentable en Grande-Bretagne qu’en Pologne, il serait malgré tout encore plus rentable d’investir les mêmes sommes dans l’industrie britannique que dans le blé du fait de l’avance britannique. Cela justifie donc d’ouvrir le commerce pour que la Pologne se spécialise dans le blé alors que la Grande-Bretagne va se spécialiser dans l’industrie.

Ce raisonnement est tenu en 1819, date de la publication du livre de Robert Torrens. Or à cette époque, l’essentiel de la production en Grande-Bretagne, c’est l’agriculture ! Mais, c’est prophétique.  Vers 1830-1840 la Grande-Bretagne devient l’atelier du monde. Ce qui va amener le gouvernement britannique à démanteler progressivement les droits de douane qui portent principalement sur le blé – c’était là l’héritage d’une décision stratégique prise pendant les guerres napoléoniennes pour assurer l’autosuffisance alimentaire. Le protectionnisme faisait monter le prix du blé. Or les landlords, qui faisaient ainsi beaucoup de profits, en investissaient déjà une partie dans l’industrie. Torrens et Ricardo ont vu cette logique de développement, ils ont compris que le progrès technique cumulatif allait donner à l’industrie britannique un avantage compétitif considérable sur les autres tentatives industrielles. Mais ce qu’ils ne disent pas, c’est que ce développement est financé par le secteur agricole protégé – ce qui affaiblit très fortement l’argument de l’avantage comparatif !

 

Royaliste : Comment le protectionnisme est-il envisagé sur le continent ?

Jacques Sapir : Après avoir progressivement démantelé les droits qui protégeaient son agriculture, la Grande-Bretagne signe avec la France de Napoléon III le fameux traité Cobden-Chevalier de 1860 qui établit une forme de libre-échange entre les deux pays, bientôt rejoints par beaucoup d’autres. Cependant, le libre-échange a toujours été contesté. On a oublié ici les auteurs français : Chaptal par exemple, qui montre dans un ouvrage publié en 1819 que seul le maintien de barrières protectionnistes serait en mesure d’assurer le développement de l’industrie française.

Chaptal fait partie, avec Adolphe Thiers, de ces penseurs qui sont considérés comme les représentants du camp du progrès et qui sont politiquement des libéraux. Ils vont exercer une grande influence sur un jeune allemand chassé les États allemands en raison de son activité politique : Friedrich List qui fait partie du milieu des intellectuels libéraux et qui deviendra l’un des grands théoriciens du protectionnisme. C’est sur le conseil de La Fayette que List s’installe aux États-Unis où il fait rapidement fortune dans les chemins de fer – ce qui le sensibilise encore plus aux idées protectionnistes. Pour List, il est absolument nécessaire que les États-Unis se protègent par rapport aux importations britanniques car la Grande-Bretagne a un tel avantage de productivité que, sans protection, il n’y aura pas d’industrie américaine. Revenu en Europe, List cherche à convaincre les esprits que le protectionnisme serait une manière de constituer un véritable État allemand. Il publie en 1841 le Système national d’économie politique mais ruiné et déçu de ne pas être assez écouté, il se suicide en 1846. Les idées de List vont cependant avoir une grande postérité, d’abord aux États-Unis où Henri Carey reprend ses thèses et exerce une très importante influence. Il est à noter que List et Carey sont des anti-esclavagistes convaincus et que ce dernier se rapproche du jeune Abraham Lincoln dont il deviendra le principal conseiller économique. C’est Lincoln qui établira les premiers tarifs protectionnistes.

Royaliste : Ce courant protectionniste a de très larges applications concrètes…

Jacques Sapir : Oui. C’est à partir des États-Unis que le protectionnisme va gagner de nombreux pays entre 1870 et 1890 l’ensemble des pays européens – l’Allemagne, la France, l’Italie, la Russie – mais aussi des provinces du Canada et de l’Australie… A partir de l’établissement du protectionnisme, tous les pays à l’exception de l’Italie ont une croissance supérieure à la croissance qu’ils avaient auparavant. Le protectionnisme est bien un accélérateur de croissance.

Royaliste : Que se passe-t-il après 1945 ?

Jacques Sapir : Il n’y a pas de retour à un libre-échange comparable à ce qui existait dans les années soixante du XIXe siècle. On accuse le protectionnisme d’avoir fait dégénéré la crise financière de 1929 en crise globale. Cette accusation ne tient pas : les premières mesures protectionnistes sont prises entre la fin de 1932 et la fin de 1933. Or l’effondrement du commerce mondial date du premier semestre 1930. Cela s’explique par le fait que le commerce maritime est financé à crédit –  or les faillites bancaires massives ont empêché les compagnies commerciales de se financer. En réalité, les mesures protectionnistes prises entre 1933 et 1935 ont permis de gérer les contraintes de balance des paiements, de diminuer les importations et de développer un flux de produits de substitution. Le protectionnisme a été l’une des mesures qui ont permis de stabiliser la situation économique, comme l’ont montré Paul Bairoch et K.H. O’Rourke.

Royaliste : Pourquoi le protectionnisme est-il mis en cause dans les années soixante-dix ?

Jacques Sapir : Il y a deux raisons. D’abord, beaucoup d’économistes sont mortifiés de voir que la théorie des avantages comparatifs, si logique et si séduisante, est contredite dans les faits ; ils ont repris leurs calculs pour tenter de démontrer la vérité du libre-échange. Mais il y a aussi la nécessité pour les États-Unis de développer leurs exportations. Ces exportations américaines avaient été très importantes après la guerre, à une époque où l’Europe en avait réellement besoin. Ensuite, la Communauté Économique européenne se constitue et les Américains vont décider de l’attaquer parce qu’elle a établi, pour les cinq pays membres, un Tarif extérieur commun équivalent aux anciens tarifs douaniers. Les États-Unis portent plainte devant le GATT mais ils sont déboutés. A l’instigation du président Kennedy, les Américains vont organiser une négociation dans le cadre du GATT – mais le GATT est une association d’États souverains qui permet tout une série de clauses particulières. Les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne ne sont pas satisfaits de ce type de négociations et c’est la conjonction de ces trois pays – rejoints par la France pour des raisons idéologiques – qui va entraîner la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui est beaucoup plus orientée vers le libre-échange.

Royaliste : Quels ont été les effets du libre-échange ?

Jacques Sapir : Les échanges internationaux ont augmenté mais beaucoup moins qu’on ne l’a dit car la prise en compte des anciens pays du bloc socialiste a provoqué une illusion statistique. Il y a eu aussi une forte augmentation des inégalités entre les pays et un tassement des taux de croissance – à l’exception des pays comme la Chine. Mais, celle-ci n’applique pas le libre-échange en raison des mesures de protection tarifaires et non tarifaires, qui ont été multipliées par dix entre 2008 et 2018. Lorsque la crise sanitaire a éclaté, l’importance du commerce dans le PIB mondial commençait à baisser à cause des mesures non-tarifaires et des sanctions contre la Russie qui ont entraîné des contre-sanctions.

Royaliste : Venons-en aux effets de la crise sanitaire mondiale…

Jacques Sapir : Nous nous souvenons tous de l’arrêt des échanges internationaux. Il nous a fait prendre conscience des dangers d’une trop grande dépendance au commerce. Mais les difficultés ont continué après la pandémie : la hausse du prix du container du fret, la hausse des prix du pétrole et de toutes les matières premières qui datent du printemps 2021. Alors, comme le dit Carmen Reinhart, économiste en chef de la Banque mondiale, la crise de la Covid 19 a été “le dernier clou” dans le cercueil de la mondialisation. Évoquer le dernier clou, c’est dire qu’il y en avait eu d’autres avant. Nous ne sommes pas arrivés aujourd’hui à un point de rupture, mais à l’approfondissement de la rupture. La guerre russo-ukrainienne et la crise qu’elle engendre vont donner une merveilleuse excuse aux gouvernements pour accélérer la démondialisation.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1233 de « Royaliste » – 24 avril 2022

 

 

 

 

 

Partagez

0 commentaires