Le temps des immigrés

Mai 12, 2008 | Entretien

 

François Héran est démographe. Normalien, agrégé de philosophie, il dirige actuellement l’Institut national d’Études démographiques. Il est tout particulièrement qualifié pour nous exposer, en toute rigueur scientifique, une question qui est traitée depuis trente ans sur le mode polémique et qui a été l’objet fantasmé de toutes les démagogies – de droite comme de gauche. A l’heure où le gouvernement tente d’appliquer les recettes qui ont échoué partout ailleurs, l’analyse de François Héran est en tous points décisive.

Royaliste : Peut-on avoir un regard scientifique sur l’immigration ?

François Héran : Cette possibilité est contestée par un certain nombre d’observateurs. Malgré toutes les incertitudes, réelles, qui existent sur la question, il y a tout de même des faits avérés. Pour ma part, je m’en tiendrai aux vérités premières en laissant de côté les raffinements auxquels parviennent des démographes qui parviennent à mettre en évidence des vérités du deuxième ou du troisième ordre.

Je ferai des comparaisons dans le temps et dans l’espace parce que je pense que la méthode comparative, malgré toutes ses difficultés, est pertinente. Pour paraphraser un slogan lancé l’année dernière, je tiens à dire d’entrée de jeu qu’en démographie tout n’est pas possible. Il y a beaucoup d’inertie dans cette science : par exemple, le baby-boom qui s’est produit voici soixante ans vieillit aujourd’hui la population ; on ne peut pas changer cet état de fait, il faut s’en accommoder. Mais c’est parce qu’il y a des inerties que nous pouvons faire des prévisions solides sur les années et même sur les décennies à venir.

Royaliste : Quelle est la place de l’immigration dans la dynamique démographique de la France ?

François Héran : Je rappelle quelques données de base. Quant au développement de la population année après année, les démographes distinguent le solde naturel et le solde migratoire.

Le solde naturel s’obtient en soustrayant le nombre des naissances du nombre des décès : nous avons chaque année 300 000 naissances de plus que les décès – ce qui est tout à fait exceptionnel en Europe. Les immigrés apportent leur contribution à ce solde positif : en gros un enfant sur huit naît de mère étrangère ou de père étranger – soit 100 000 sur les 800 000 naissances annuelles. Ces enfants nés en France d’un parent étranger sont très minoritaires si nous nous comparons à la Suisse où le tiers des naissances est le fait de parents immigrés.

Les Français peuvent être fiers de cet excédent naturel : l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne ont un solde à peu près nul ! Au Royaume-Uni, l’excédent naturel n’est que de 60 000 personnes environ mais il était nul certaines années, à la fin du siècle dernier. Au contraire, le solde naturel français est stable depuis 1974. Cette situation va durer trente ou quarante ans mais ensuite la population française commencera à baisser.

Royaliste : Avant de préciser ce point, nous voudrions savoir ce que représente actuellement le surcroît de population qui est lié à l’immigration ?

François Héran : Le solde migratoire, qui s’obtient à partir des entrées et des sorties du territoire national, est de moins de 100 000 personnes. On peut ajouter 20 000 ou 30 000 personnes de plus mais l’excédent n’est pas de 200 000 personnes comme l’affirme le conseiller de Nicolas Sarkozy pour ces questions. La contribution des immigrés à la croissance de la population dans le pays est, selon les années, de l’ordre du quart ou du tiers du total.

Royaliste : C’est peu ou c’est beaucoup ?

François Héran : C’est peu si l’on compare la France et ses voisins. L’Italie et l’Espagne doivent 100 % de leur croissance démographique aux seuls immigrés. En Allemagne, le taux atteint 140 % car ce pays a plus de décès que de naissances depuis 1975 et c’est l’immigration qui surcompense ce déficit. En Angleterre, l’immigration représente 80 % de la croissance annuelle de la population.

Royaliste : Pourtant, bien des responsables politiques français évoquent une invasion et cette impression est forte dans l’opinion publique !

François Héran : Il est vrai que je heurte des certitudes… Mais il est intéressant de signaler une enquête réalisée dans divers pays européens : elle montre que dans chaque pays beaucoup de citoyens sont persuadés que les immigrés sont plus nombreux chez eux que chez les autres. Il y a là une impossibilité logique ! Le phénomène migratoire est toujours surestimé. Une autre enquête portait sur la part estimée des résidents étrangers dans la population totale. Réponse moyenne des Français : 29 %, soit 16 millions d’immigrés ! La réalité mesurée par l’INSEE s’établit à 8 %… On peut aller jusqu’à 10 % en ajoutant un nombre maximum de clandestins mais pas au-delà. Les Anglais aussi surestiment énormément alors qu’en Allemagne et en Europe du Nord, la population a une assez bonne appréciation du nombre d’immigrés présents dans le pays.

Royaliste : Quant à la réalité de l’immigration, qu’est-ce qui distingue la France des autres nations de l’ouest européen ?

François Héran : Nos flux d’immigration sont minoritaires par rapport à la croissance interne de la population mais, surtout, la France est un vieux pays d’immigration. Cela remonte au milieu du XIXe siècle, alors que l’Allemagne et la Grande Bretagne furent dans la seconde moitié du XIXe siècle de grands pays d’émigration.

Nous n’avons pas cessé d’accueillir des immigrés, sauf pendant la crise économique des années trente. Nous avons alors renvoyé beaucoup d’immigrés chez eux et interdit aux étrangers l’accès à un certain nombre de professions libérales : ces lois sont toujours en vigueur et c’est là une exception en Europe. J’ajoute que l’immigration de travail a été interdite en 1974. Hormis ces périodes, la proportion d’immigrés n’a pas changé.

Royaliste : Pourquoi ?

François Héran : Nous avons accueilli un très grand nombre d’immigrés entre 1950 et 1974, mais c’était à l’époque du baby-boom et la proportion est restée stable. L’année 1974 est intéressante car c’est l’année de la fin du baby-boom, c’est la fin des Trente glorieuses et aussi la suspension de l’immigration de travail. Le nombre total d’immigrés a baissé d’un quart puis l’immigration a repris à son rythme normal en 1978.

Royaliste : Il est difficile de saisir cette relation entre population immigrée et population française. Comment expliquez-vous qu’un faible nombre d’immigrés suffise pour influer sur la population générale ?

François Héran : Si chaque année nous avons une arrivée d’étrangers, même en faible nombre, et si cela dure pendant des décennies, la population finit par comporter un nombre important de citoyens d’origine étrangère. Nous avons fait une enquête sur ce point en 1999 : elle a montré que 24 % des Français avaient au moins un parent d’origine étrangère ou né à l’étranger. C’est une proportion importante mais cela s’est fait sans immigration massive, selon un régime d’infusion durable.

Royaliste : Dans quels pays observe-t-on une immigration massive ?

François Héran : Nous mesurons le solde migratoire proportionnellement aux populations des pays. Il se trouve que la France, l’Italie et l’Espagne ont en gros le même nombre d’habitants. En France, le solde migratoire se situe entre 1 et 2 ‰ (entre 60 000 et 120 0000 immigrés supplémentaires chaque année). Pour l’Espagne, c’est 15 ‰ : il s’agit d’une immigration de première génération et il faut espérer que la seconde génération trouvera à s’employer – à la différence de ce qui s’est produit en France après 1974. Le solde migratoire italien est lui aussi très élevé. Dans notre pays, à cause de l’ancienneté de l’immigration, la seconde génération est très nombreuse.

Royaliste : Peut-on prendre pour critère un optimum de population ?

François Héran : Alfred Sauvy, qui présida l’INED, avait beaucoup milité pour que le principe de l’optimum de population soit reconnu. Je dois vous dire que cette notion a disparu du vocabulaire scientifique. Nous ne savons pas ce que pourrait être la population optimale d’un pays. Il en est de même pour la planète. Dans les années cinquante, l’ONU avait annoncé qu’il y aurait 6 milliards d’hommes en l’an 2000, ce qui avait provoqué un mouvement de panique. Or la population va continuer de croître pendant un certain temps sans que nous puissions dire que nous avons atteint ou dépassé un optimum. Les questions décisives portent sur les conditions de vie.

Royaliste : Quel est l’avenir démographique de la France ?

François Héran : Nous savons que l’immigration jouera un rôle de plus en plus important dans la dynamique démographique de la France. Pour répondre précisément à votre question, il faut évoquer la question complexe des projections démographiques. Nous connaissons le nombre de personnes âgées que nous aurons dans trente ans car ceux qui ont aujourd’hui soixante ans sont évidemment déjà nés ! La fécondité est plus difficile à prévoir mais nous savons combien de femmes seront en âge d’avoir des enfants. Nous pouvons donc prévoir le nombre de naissances pour les trente ou quarante prochaines années. En revanche, nous ne pouvons pas deviner combien d’immigrés arriveront en France : cela dépend des circonstances politiques et de la conjoncture économique. Par exemple, la disparition du communisme européen a provoqué des mouvements considérables de population…

Malgré ces facteurs d’incertitude, l’immigration jouera en France un rôle considérable parce que le solde naturel de la France va fondre comme neige au soleil.

Royaliste : Pourquoi ?

François Héran : Parce que nous aurons de plus en plus de décès : les baby-boomers ne sont pas immortels ! Actuellement, nous avons peu de décès parce que ce sont les personnes nées (en faible nombre) pendant l’entre-deux-guerres qui disparaissent. Mais les baby-boomers, nombreux à naître, seront aussi nombreux à mourir ! Sur cinquante ans, le nombre des décès va augmenter de 50 %. Il y aura aussi moins de naissances car les femmes en âge de procréer seront nées après 1974 et seront donc moins nombreuses.

Il arrivera un moment où le solde naturel en baisse croisera le solde migratoire en hausse. L’immigration deviendra alors la principale composante de notre croissance démographique. Cela se produira dans une trentaine d’année. Et même si l’on parvient à réduire durablement l’immigration de moitié, l’échéance sera reculée de cinq ans seulement. En matière d’immigration, le volontarisme ne peut avoir que des effets très limités : le brassage des populations va continuer. Quant aux capacités d’accueil, c’est une question politique sur laquelle les démographes ne peuvent se prononcer.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 926 de « Royaliste » – 12 mai 2008

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