Le train de vie de l’Etat – Entretien avec Pierre Bitoun

Fév 8, 1993 | Entretien, Res Publica

 

Chercheur en sciences sociales, Pierre Bitoun travaille à l’Institut national de la recherche agronomique, notamment sur les finances publiques. Il est également membre de l’A.D.U.A. (Association des Usagers de l’Administration et des Services publics) qui s’efforce de résoudre les conflits entre l’administration et les administrés. C’est à ce double titre qu’il a mené une enquête approfondie sur le train de vie de l’État et des élus.

Royaliste : Le thème que vous avez choisi ne vous expose-t-il pas à mêler les évidences et les facilités ?

Pierre Bitoun : Deux pièges courants étaient à éviter. D’une part, le style de l’énarque éclairé qui permet de noyer le poisson et d’affirmer que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Le second piège, c’est de caresser le contribuable dans le sens du poil en se lançant dans une énumération interminable des gaspillages de l’État, avec comme présupposé que le secteur public serait plus gaspilleur que le privé, et avec comme objectif de démontrer que tout irait mieux avec moins d’État. C’est entre cette langue de bois technocratique et ce discours libéral-poujadiste que j’ai essayé de me situer.

Et puis, face à l’exploitation du thème du gaspillage de l’argent public, face à la volonté manifestée par le Front national de capter le désir de moralisation, j’ai voulu proposer une autre issue que la démagogie national-populiste en reliant le souci du contribuable et l’exigence civique.

Royaliste : Quelle a été votre méthode de travail ?

Pierre Bitoun : Mon livre combine deux niveaux d’analyse : d’abord un travail de fourmi effectué sur les comptes de l’État, afin d’établir un minimum de transparence ; d’autre part, une réflexion plus politique dont l’objectif est de faire l’inventaire des principales clefs et des principaux défauts de notre vie publique, qui concourent à ruiner la confiance que les Français placent dans leurs institutions.

Quelques exemples inédits et suggestifs, en ce qui concerne le premier niveau. En 1991, la France a dépensé 11,4 MF par jour pour faire fonctionner les institutions parlementaires. Ce coût journalier de plus d’un milliard de centimes peut sembler excessif : il ne revient en fait qu’à 20 centimes par jour et par habitant. Le total des indemnités perçues par la classe politique, du maire au président de la République, se montait en 1988 à deux milliards de Francs, soit 36 F par habitant et par an. Le budget de l’Élysée s’élève théoriquement à 17 MF par an, auxquels il faut ajouter toutes les contributions des autres ministères (Affaires étrangères. Intérieur, Postes etc.), ce qui donne un total de 260 MF pour 1990, soit 4,65 F par habitant. Le président de la République ne coûte donc pratiquement rien à la nation, bien que le train de vie de l’Élysée soit de 713 000 F par jour.

Royaliste : Et les fameux fonds secrets ?

Pierre Bitoun : Ils représentent actuellement 430 MF en moyenne et ils sont répartis en trois enveloppes : l’une finance les opérations les plus secrètes des services secrets, l’autre concerne les primes qui sont versées en liquide aux membres des cabinets ministériels et aux conseillers du président, la troisième enveloppe est en fait une caisse noire pour le parti politique au pouvoir. Par rapport à l’ensemble du budget de l’État, ces sommes sont assurément faibles. Mais les choses changent si l’on prend deux symboles politiques comparables : les fonds secrets de Matignon, c’est-à-dire l’argent de la « raison d’État », représentent 20{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} du budget de l’Assemblée nationale, 20{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} de l’argent symbole de la démocratie…

Royaliste : Quelles sont les principales défaillances que vous avez constatées dans la gestion des fonds publics ?

Pierre Bitoun : Certaines sont traditionnelles, d’autres nouvelles. Le premier défaut, c’est la manie du secret qui est répandue à droite et à gauche, de la base au sommet : cette manie est grave, parce qu’en privant le citoyen de l’accès à l’information, la classe politique empêche la formation de contre-pouvoirs réels et efficaces et engendre toutes les malversations que nous connaissons. J’évoque dans mon livre le rapport Blanchard sur les primes des fonctionnaires, que seuls quelques hauts fonctionnaires ont pu lire, ou encore l’exemple des budgets de l’Assemblée nationale et du Sénat que l’on connaît très mal. Il faut aussi citer les frais de fonctionnement de la mairie de Paris, Jacques Chirac ayant réussi à faire échouer la mise en place d’un contrôle de ces frais qui ne soit pas celui de la mairie elle-même ! N’oublions pas que la gestion secrète des fonds publics viole la Déclaration des droits de l’homme qui, dans son article 14, reconnaît aux citoyens le droit de constater, par leurs représentants et par eux-mêmes, l’emploi qui est fait de l’argent public. N’oublions pas non plus que ce thème de la transparence, dont on parle beaucoup, a plus souvent été exploité pour violer la vie privée des citoyens, par le biais des médias, que pour mieux contrôler le train de vie de l’État.

Royaliste : Qu’en est-il des inégalités dans la fonction publique et dans le monde politique ?

Pierre Bitoun : La rumeur dit que « les fonctionnaires sont des privilégiés » et que « les hommes politiques s’en mettent plein les poches ». Ce sont là des généralisations abusives, auxquelles il faut préférer un bilan précis. Il est en effet absurde de parler d’une seule fonction publique ou d’une classe politique unique. Mon travail a consisté à étudier les principaux facteurs de disparités monétaires ou non monétaires qui aboutissent à l’opposition entre la grande misère des services publics et les privilèges éhontés de la « nomenklatura ».

Pour résumer une enquête à laquelle je consacre une centaine de pages, je dirais ceci : en termes de revenu de base, c’est-à-dire si l’on prend le salaire du fonctionnaire (traitement et primes), l’indemnité de l’élu hors cumul de mandat ou le traitement du ministre, on arrive à une disparité financière de 1 à 25 dans la fonction publique, et de 1 à 37 dans le monde politique. Pour fixer les idées, le maire d’une commune de moins de 500 habitants percevait en 1991 1 500 F par mois, alors que le Premier ministre recevait 55 000 F ; le fonctionnaire le moins bien payé touchait 5 600 F tandis que la fraction la mieux payée des Trésoriers payeurs généraux gagnait 140 000 F. A ces données de base, il faut ajouter tous les autres facteurs d’inégalité : le cumul de rémunérations issues d’autres mandats ou d’autres activités, les avantages en nature, la mobilité professionnelle et le niveau de retraite. Partout le constat est le même, jusqu’à la monotonie : plus on est placé haut dans la hiérarchie administrative et politique, plus les cumuls s’accroissent, plus les avantages en nature sont substantiels, plus la mobilité est facile, plus les retraites sont dorées. La situation est exactement inverse quand on regarde vers la base : revenus extérieurs modestes ou nuls, conditions de vie difficiles, mobilité impossible ou presque, retraites faibles.

Royaliste : Vous avez aussi enquêté sur le clientélisme…

Pierre Bitoun : Oui. On sait que le clientélisme existe mais il est difficile de faire l’inventaire des dégâts qu’il provoque dans la vie démocratique. Le système des nominations des amis aux postes-clés est bien connu : il instaure un véritable quadrillage des centres de décision et de financements publics, et il est pratiqué à l’Élysée, à la mairie de Paris comme dans les collectivités territoriales. Le clientélisme, ce sont aussi les faveurs et les passe-droits qui sont accordés pour un emploi, un logement, une maison de retraite, etc. : les effets de ce système sont dévastateurs car ils touchent à la fois ceux qui dispensent les faveurs (ils perdent peu à peu contact avec la population), ceux qui les reçoivent (ils devront d’une manière ou d’une autre renvoyer l’ascenseur), et, bien sûr, les exclus qui sont portés à la contestation radicale. Ensuite le clientélisme peut s’étendre à des associations, par le biais des subventions, aux entreprises (par les attributions de marchés et les commissions qui en résultent), par les engagements de travaux dans les circonscriptions à conserver ou à reprendre – ce qui accroît les inégalités régionales. Enfin le clientélisme peut prendre la forme d’un système complexe de cogestion au travers des contrats d’études et de fabrication d’armes que passe le ministère de la Défense avec les entreprises du complexe militaro-industriel (Dassault, Matra etc.).

Royaliste : Vous critiquez sévèrement la politique de « communication » …

Pierre Bitoun : A la différence du clientélisme, qui plonge ses racines au plus profond de notre histoire nationale, la communication est un mal récent. Depuis quinze ou vingt ans, l’État, les collectivités territoriales et les entreprises publiques copient la publicité privée et sont devenus de véritables maniaques de la communication. Les sondages se multiplient, de même que les campagnes d’information et les audits censés améliorer la « gestion des ressources humaines » dans les administrations – sans oublier les pin’s de l’Assemblée nationale.

Tout cela coûte cher. De 1977 à 1991 le budget de communication du Premier ministre a augmenté de 90{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} en francs constants et s’élevait en francs courants à 27 MF en 1990. La même année, le budget de communication des conseils régionaux atteignait un minimum de 330 MF en 1989, Matignon a dépensé en commandes de sondages 6 MF et, la même année, le ministre de la Défense Jean-Pierre Chevènement a dépensé 650 000 F en études sur sa propre image… Cette politique de communication est particulièrement nocive pour la démocratie puisque nombre d’études sont commandées aux agences de publicités qui ont participé à la campagne électorale des vainqueurs, et recouvrent fréquemment des financements occultes de partis politiques. Cette politique de communication renforce aussi le gouvernement par sondages qui mine l’action politique, réduite au travail d’image, réduit les citoyens à des échantillons découpés de mille manières, et compromet par conséquent les principes et la pratique de la démocratie. Il faut d’ailleurs remarquer que la montée de l’abstentionnisme politique et du vote protestataire a suivi de peu l’introduction dans notre pays des pratiques de « marketing » politique.

Mais bien d’autres anomalies dangereuses portent atteintes à la vie démocratique : j’analyse dans mon livre la question du cumul des mandats, celle de la corruption, ou encore les effets pervers de la décentralisation…

Royaliste : Face à l’ensemble de ces manquements et de ces dérives, quelles solutions peut-on envisager ?

Pierre Bitoun : Premier point : la réduction des inégalités au sein de l’administration et de la classe politique pourrait s’opérer grâce à des mesures classiques (revalorisation des bas salaires, plafonnement des hautes rémunérations) mais aussi par la suppression de l’intéressement financier de certains hauts fonctionnaires, par la modulation des avantages en nature en fonction des rémunérations perçues de manière à inverser la logique actuelle ; dans le monde politique, il faudrait augmenter les indemnités et renforcer les moyens de travail des maires des petites communes, et peut-être prévoir une pondération des indemnités des élus en fonction de leur fortune personnelle. Deuxième point : l’accroissement du contrôle des citoyens sur l’utilisation de l’argent public par la création d’une instance indépendante, multiparti, dans chaque administration publique. Il faudrait aussi élargir les pouvoirs de la Cour des Comptes et des Chambres régionales des comptes, et instituer un contrôle a priori des dépenses publiques. Dans le monde politique, il serait urgent de créer un organisme indépendant chargé de contrôler le train de vie des cabinets ministériels, des élus et, bien sûr, le financement des partis politiques et des campagnes électorales. Enfin, il faudrait déprofessionnaliser la vie politique et faciliter l’accès des citoyens aux responsabilités en interdisant tout cumul des mandats électifs, en limitant la carrière politique à deux mandats successifs et en renforçant les incompatibilités entre le mandat électif et les responsabilités dans d’autres organismes.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 595 de « Royaliste » – 8 février 1993.

Pierre Bitoun, La facture, Le train de vie de l’Etat et des élus, Albin Michel, 1993.

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