L’EFFONDREMENT (du monde) EST (probablement) DEJA EN COURS (et ce n’est peut-être pas si grave que ça) – 2

Jan 22, 2023 | Billet invité

L’objectif du livre d’Antoine Buéno « L’effondrement (du monde) n’aura (probablement) pas lieu » est de chercher à comprendre les thèses « collapsologues » et les analyser afin de conclure en toute objectivité sur un éventuel effondrement du monde. La première partie de l’ouvrage, qui analyse ces thèses, est tout-à-fait passionnante, et fait le tour de toutes les théories sérieuses existantes sur ce sujet. L’auteur en dénombre trois principales : « le modèle de Tainter, celui de Diamond et celui de Greet ».  Le premier, modèle de Tainter, stipule que « les civilisations s’effondrent en raison de leur complexité. Les sociétés se complexifient pour régler les problèmes qui se posent à elles », puis « à partir d’un certain niveau de complexité, cette dernière finit par coûter plus que ce qu’elle rapporte. Phénomène qui conduit à l’effondrement de la société concernée ». Le second, le modèle écologique de Jared Diamond, signale que « certaines sociétés se sont effondrées en raison d’une mauvaise gestion de leurs ressources naturelles ». Enfin le modèle de Greed se fonde sur l’hypothèse que « l’effondrement est un cercle vicieux engendré par la relation entre quatre facteurs : les ressources naturelles disponibles, le capital, la production et la gestion des déchets », l’effondrement dans ce cas étant plus lent que dans les autres modèles. Toutes font des conditions créées -ou pas- par la population (complexité, démographie, pollution, gestion des ressources etc.) les déclencheurs de son effondrement. On le voit très bien dans le « rapport Meadows », pionnier dans ce domaine, produit par le Club de Rome : l’effondrement de la population est toujours ultérieur (conséquence ?) à celui des conditions de vie de l’humanité.

La suite du livre de Buéno est malheureusement moins convaincante et j’en ai parlé dans mon texte précédent. En analysant ces trois modèles principaux, Antoine Buéno aboutit à la conclusion qu’il n’existe qu’une façon d’éviter l’effondrement, et que seules des innovations technologiques majeures, et en particulier un « changement d’échelle » sont envisageables, le but finalement étant de s’affranchir des limites de notre planète : « l’humanité n’a pas vocation à végéter indéfiniment sur terre. Elle a vocation à se transporter toujours plus loin (…) pour répondre aux questions fondamentales qui l’animent depuis ses origines. Celle de la nature et de son devenir (…). C’est un tournant dans l’histoire de l’humanité. Peut-être le plus grand de tous les temps. Car si nous parvenons à dépasser les limites terrestres, notre horizon n’en aura plus ».

Terrible phrase de l’auteur, qui ne voit de futur à notre monde que dans un avenir de science-fiction, ce qui ressemble fort à un aveu d’impuissance. Faute de construire des fusées capables de nous transporter sur d’autres planètes, nous serions condamnés.

Je n’entrerai pas dans l’argumentaire d’Antoine Buéno, ni dans ses évaluations des possibilités de survie et d’exploitation de ressources encore utilisables (ou recyclées). Et je ne partage évidemment aucune de ses conclusions, ni « optimistes » ni pessimistes. Mais ce n’est pas la conclusion de l’auteur qui est intéressante ; c’est l’analyse qu’il fait des dynamiques de collapse, de leur inéluctabilité apparente, et des contradictions entre ces modèles et la simple réalité.

Gardons en tête les quatre principales causes possibles de collapse : la complexité de notre civilisation, l’explosion démographique exponentielle irréversible, la réduction puis la disparition des ressources naturelles et leur mauvaise gestion. Gardons aussi la définition du collapse : effondrement de la population plus ou moins rapide, en réponse aux effondrements préalables des ressources ou de l’accumulation des déchets, tout ceci suivant les modèles du Club de Rome et de ses avatars successifs, qui tous aboutissent à ces conclusions. Et posons-nous la question : où en sommes-nous ?

Curieusement, la simple observation des données actuelles sur l’évolution de la population mondiale montre que les hypothèses de tous ces modèles sont « réfutées » : elles ne collent pas avec la réalité. Plus surprenant encore, l’effondrement de la population a commencé depuis plus de 30 ans !

En effet, les modèles sont tous fondés dans leur partie démographique sur la théorie malthusienne, qui présente deux hypothèses fondamentales : (1) une population tend TOUJOURS à croitre au maximum de ses possibilités génésiques (qui sont très élevées) tant que les ressources permettent la vie des individus, ce qui fait que sa croissance est toujours exponentielle ; (2) les ressources, de leur côté, croissent suivant une loi linéaire. Pour schématiser, une population aux temps 1, 2, 3, 4, 5, 6… verra son abondance passer de 2 à 4, 8, 16, 32, 64… quand l’abondance de la ressource aux mêmes moments évoluera de 2 à 3, 4, 5, 6, 7… On voit que très vite la ressource ne permet plus la survie de la population, qui s’effondre. En ce qui concerne l’espèce humaine, entre le 18e et le 20e siècles la croissance démographique a en effet pu être décrite par une loi exponentielle, la population doublant en gros tous les 50 ans (suivant les modèles et les données, tous les 30 ans pour le Club de Rome, tous les 60 pour d’autres : mais le résultat est le même, seule la date de l’effondrement est différente). En revanche la croissance de la ressource (principalement alimentaire et énergétique) n’a pas suivi de loi linéaire pendant cette période, et elle a plutôt été elle aussi de type exponentiel, grâce au développement d’une civilisation « thermo-industrielle », comme la nomme A. Buéno, fondée sur l’exploitation par le machinisme de ressources énergétiques (charbon, puis pétrole, gaz, nucléaire etc.).

Mais depuis trois décennies, les données de croissance de la population ne sont plus en accord avec le modèle exponentiel de Malthus, au point qu’on est en droit de se demander si elles l’ont jamais été, et si l’on n’a pas confondu une phase de coïncidence entre l’évolution démographique et les prévisions d’un tel modèle, avec une dynamique démographique plus complexe. Les démographes ont alors dû élaborer un nouveau modèle, beaucoup moins théorique, fondé sur le comportement de la population humaine : le modèle de la transition démographique, où ce n’est pas l’abondance en ressources qui sert de moteur, mais le rapport (éthologique ? physiologique ? culturel ?) entre fécondité et mortalité. Dans ce nouveau modèle, la fécondité s’adapte à la mortalité en réduisant le nombre de rejetons quand la mortalité infantile diminue. Et nous sommes passés dans le monde, entre 1800 et 2010, d’une fécondité de 5 ou 6 enfants par femme en moyenne, qui compensait une mortalité de 4 enfants (six naissances, deux survivants arrivant à l’âge adulte), à une fécondité de 2,4 enfants, tendant vers 2, puisque la mortalité infantile s’approche de zéro (deux naissances, deux survivants arrivant à l’âge adulte). Il existe évidemment un délai entre le taux de mortalité et celui de fécondité, cette dernière s’adaptant avec un certain retard, qui a induit la « transition démographique », où le nombre de naissance reste pour un temps supérieur au nombre de décès, et qui est la source de l’explosion démographique mondiale.

Ne pas reconnaître, comprendre ou admettre que le modèle malthusien ne décrit pas correctement la démographie humaine mène à des erreurs profondes dans les analyses, et en particulier à toutes les absurdités imaginées, décrites ou réalisées de par le monde en matière de planning familial. J’ai abondamment traité de tout ceci dans un ouvrage auquel je renvoie le lecteur qui voudrait aller plus loin sur ce sujet[1].

Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que la fécondité de l’espèce humaine a commencé à « s’effondrer » depuis plus de 40 ans, vers les années 1980 pour les moyennes mondiales (figure 1), plus ou moins tôt suivant les continents : avant les années 1970 en Europe et en Amérique (nord et sud) ; vers les années 1970-1975 en Asie ; après les années 1980 en Afrique. Quoi qu’il en soit, au niveau mondial, si l’on accepte la définition donnée par Antoine Buéno, que j’ai citée plus haut, nous sommes techniquement en train de nous effondrer. Les prévisions de l’ONU nous disent que l’inertie des populations fait que la population mondiale ne va cesser de croître que vers 2080 au plus tard, probablement plus tôt, et qu’elle risque ensuite de décroître. Ce qui est le cas pour les pays qui ont démarré cet effondrement le plus tôt : le Japon, L’Allemagne, la Chine et plusieurs autres voient déjà leur population décroître.

Figure 1. Fécondité mondiale et par continent, en nombre de naissances par femme, entre 1950 et 2100

Mais cet effondrement réel ne correspond en rien à ce qui était prédit par le modèle Meadows et ses successeurs : il ne s‘agit pas d’un effondrement par manque de ressource. Au contraire, l’humanité n’a jamais été aussi copieusement nourrie, et la production agricole dépasse largement ses besoins (au point qu’une partie significative des terres agricoles est utilisée pour produire du carburant !). Par ailleurs le début de la baisse de fécondité a été antérieur aux bouleversements écologiques, et en particulier aux effets du changement climatique. La baisse de fécondité n’est donc en aucun cas une conséquence du changement climatique ni de l’épuisement de ressources, énergétiques ou industrielles. Il s’agit d’un phénomène apparemment indépendant. Je n’ai pas de réponse à ce phénomène, tout au plus peut-on rappeler que la fécondité chez nombre d’espèces animales est dépendante de la densité de la population. Sans doute en est-il de même chez les êtres humains ? Mais les démographes ont plutôt tendance à invoquer des causes culturelles et/ou économiques (par exemple : l’alphabétisation des femmes).

Quoi qu’il en soit, et contrairement aux trois modèles des collapsologues analysés par Antoine Buéno, ce n’est pas le milieu, dans aucune de ses composantes (écosystème, énergie, disponibilité des ressources, alimentation, complexité de l’organisation sociale, etc.) qui est cause des changements démographiques chez l’homme. Nous sommes donc dans le cas non décrit par les modèles d’un effondrement démographique sans causes matérielles extérieures : « les ressources naturelles disponibles, le capital, la production et la gestion des déchets » ne peuvent être incriminés !

Une autre condition à l’effondrement concerne la culture et l’organisation de la société. En ce qui concerne cette dernière, ici aussi, la baisse de fécondité semble difficilement imputable au changement brusque qui apparaît en ce moment, où l’on proclame la fin de la mondialisation et les relocalisations. Il doit y avoir des liens, sans aucun doute, et il faudrait étudier des indicateurs plus fins que le simple fonctionnement macroéconomique. Mais la « complexité » de l’organisation sociale ne semble pas non plus être en cause. Bien au contraire,  nous assistons à une « simplification » spontanée de cette organisation sociale, et de la culture qui va avec, par le remplacement d’innombrables spécificités culturelles (dans toutes les cultures du monde, pas seulement dans la nôtre) par un « digest » (sic) de la culture anglo-saxonne. Il est impressionnant de voir l’uniformisation de ces spécificités dans tous les domaines : habillement, gastronomie, habitat, organisation professionnelle, langage, équipement domestique, structures familiales, rythme et mode de vie, etc. L’américanisation du monde s’est faite après la Seconde Guerre mondiale, lentement d’abord puis à un rythme accéléré, et l’on admet intuitivement qu’il faut une dizaine d’années pour qu’une coutume américaine devienne universelle. En tout cas dans notre pays. Il faut bien parler de dégradation culturelle mondiale, puisque la culture que l’on nous impose en place des nôtre est le niveau le plus élémentaire de la (riche) culture anglosaxonne. Même si cela passe plus ou moins inaperçu chez nous, ou du moins si cela ne nous impose pas de trop gros efforts, ce n’est probablement pas le cas dans les cultures non-européennes : porter un « T-shirt » et un « jean » en France, ce n’est pas changer de coutume vestimentaire, puisque nous portions déjà pantalon et chemise. Ce l’est dans les pays où ces vêtements américains ont remplacé le boubou, la tunique, la djellabah, le pagne, etc.  Par ailleurs, les cultures fragiles ou très minoritaires du monde ont disparu ou sont en voie de disparition face au rouleau compresseur américain. Il semble bien y avoir un effondrement culturel synchrone à l’effondrement démographique, sans pourtant que l’on puisse trouver de relation de causalité entre les deux, si ce n’est la taille de la population et l’unification du système socio-économique mondial. La mondialisation est fortement corrélée à cette effondrement culturel : mais laquelle de ces deux variables est cause de l’autre ? Impossible de le savoir, même si l’on peut soupçonner l’augmentation de la population mondiale d’être cause des deux.

Quoi qu’il en soit, nous vivons une période incontestable d’effondrement, démographique d’une part et culturel de l’autre. Or, comme cela se passe avant que la planète ne soit totalement saccagée, contrairement aux prédictions des modèles, il semble que l’effondrement (que l’on devrait plutôt nommer « l’atterrissage » !) de la population soit une très bonne nouvelle, qui va fortement limiter le risque de collapse général ; nous aurons certes un mauvais moment à passer, d’ici à 2080, mais sans que pour autant les conditions d’un cataclysme soient irrémédiables. Ce qui explique le titre donné à ce texte : « l’effondrement (du monde) est (probablement) déjà en cours (et ce n’est peut-être pas si grave que ça) ».

Reste à s’adapter à cette nouvelle donne, en particulier au niveau de notre pays. Car pour le moment, nous l’avons vu, ce n’est pas encore la population mondiale qui s’effondre : c’est la fécondité. Et, comme je le disais, nous allons devoir vivre une période d’une cinquantaine d’années difficiles, puisqu’elle cumulera une forte augmentation de population dans certains continents (principalement en Afrique), une baisse de population dans d’autres (Europe), et des dégâts climatiques et écologiques. Mélange qui, additionné à l’uniformisation culturelle vers le bas, aboutit à faciliter des déplacements de population, surtout limités à l’heure actuelle à des déplacements régionaux, et non internationaux, même si ces derniers sont réels et posent déjà de très gros problèmes aux pays d’immigration. Par exemple, ces déplacements, cette immigration, sont très mal vécus en Europe (et en France). C’est là-dessus qu’il faut maintenant réfléchir.

François GERLOTTO

 

(A suivre)

 

[1] François Gerlotto. Cataclysme ou transition. L’écologie au pied du mur. Ed IFCCE, 2019

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