A Alger, le travail de rétablissement de la légalité s’accompagne de débats sur la légitimité. Pour les personnalités de la IIIe République, le concept est nouveau. Le Général y réfléchit quant à lui depuis sa jeunesse. Le principe de légitimité est dans l’héritage reçu de sa famille monarchiste mais, comme pour beaucoup de militaires, la fidélité dynastique trop faiblement incarnée s’efface sans nécessairement disparaître dans le service de l’Etat, gardien des intérêts supérieurs de la patrie (1).
Pour que l’Etat affirme sa puissance d’agir, il faut que la patrie soit libre de toute domination étrangère, ou s’en libère. C’est cette nécessité historique que le Général invoque à Londres en 1940 : l’histoire, qui est l’histoire de la liberté collective conquise au fil des siècles, commande que celle-ci soit reconquise. Telle est la mission dont le général de Gaulle se déclare investi. Face à ceux qui souhaitent continuer la guerre dans les rangs britanniques, il affirme la nécessité primordiale du salut public : “Pour moi, ce qu’il s’agissait de servir et de sauver, c’était la nation et l’Etat” (2). Nous sommes à l’opposé d’une posture héroïque, du beau geste d’un désespéré. Le service de la nation et le salut de l’Etat impliquent un programme politique. Pour remettre la France dans la guerre – et pas seulement des Français – il fallait assurer “la réapparition de nos armées sur les champs de bataille, le retour de nos territoires à la belligérance, la participation du pays lui-même à l’effort de ses combattants, la reconnaissance par les puissances étrangères du fait que la France, comme telle, aurait continué la lutte, bref, le transfert de la souveraineté, hors du désastre et de l’attentisme, du côté de la guerre et, un jour, de la victoire” (3).
C’est ce programme qui est appliqué, en dépit d’obstacles considérables, à Londres, à Alger puis sur le territoire métropolitain progressivement libéré. Il se réalise parce que des compagnons de plus en plus nombreux se rassemblent autour de ce général de brigade à titre temporaire qui incarne une souveraineté et une légitimité en puissance, qui vont se féconder l’une l’autre. La reconnaissance de cette légitimité est facile en 1944 car les actes de souveraineté se sont multipliés lors de la prise en main de territoires et dans la confrontation avec les Britanniques et les Américains. Elle est parfaitement aventureuse en 1940 – une aventure où chacun risque sa vie – en ce sens que “les hommes partis de rien” se projettent au-delà de leurs appartenances sans jamais les renier. L’adhésion à une légitimité incarnée ne soulève pas de difficultés pour le colonel de Hautecloque, monarchiste, mais René Cassin, juriste de tradition radicale-socialiste, se trouve lui aussi en accord immédiat et profond avec l’homme du 18 Juin. Après eux, tant d’autres, réactionnaires, participeront à une entreprise ouvertement révolutionnaire, tandis que leurs camarades de gauche travailleront à renforcer l’autorité de l’Etat. Commune à tous, l’impulsion première est le patriotisme – un patriotisme qui veut se donner les moyens politiques nécessaires à l’effacement de la défaite. La reconnaissance d’une légitimité en puissance tient au fait qu’un homme, parmi d’autres qui en étaient capables, a pris ouvertement la décision (4) de résister. Cette décision paraît insensée au vu des rapports de force, mais le Général offre une ultime possibilité de salut qui, très vite, va offrir la possibilité d’agir.
Au Maghreb puis en France métropolitaine, le rétablissement de la légalité accompagne l’effort militaire et les victoires remportées par l’armée française permettent l’expression d’un mouvement populaire de légitimation du général de Gaulle et de l’œuvre politique qui s’accomplit sous son égide.
La campagne du Fezzan, la bataille de Bir Hakeim, le débarquement de Provence, la marche de la 2eme DB vers Paris insurgé comptent parmi les plus belles pages de l’histoire militaire de France. Sans jamais les oublier, je voudrais montrer que la mystique combattante est vécue en même temps que s’accomplit l’œuvre politique de rétablissement de l’Etat. Cette œuvre politique n’est pas une mystique dégradée. Toute action politique se nourrit de conflits engendrés par les divergences idéologiques, les enjeux partisans, les incompréhensions, les ambitions personnelles – mais transcendés, en quelques moments historiques, par l’élan fraternel pour le salut de la patrie.
Tout se noue du 14 juin au 26 août 1944, de l’arrivée sur la côte normande à la descente triomphale des Champs-Elysées. L’armée française au combat, la prise en main administrative dans les départements libérés, l’insurrection parisienne et la conquête du pouvoir à Paris composent un vaste mouvement dont le Général n’est pas le seul acteur mais bien le maître-artisan. L’homme du 18 Juin peut se faire reconnaître comme l’homme de l’Etat et imposer à tous son autorité parce que la marche vers Paris se fait au milieu d’une immense ferveur populaire qui vient consacrer la légitimité gaullienne, telle qu’elle a commencé de s’affirmer quatre ans auparavant.
Cette ferveur est d’autant plus émouvante qu’elle s’exprime dans des villes qui ont parfois été bombardées et qui sont encore à quelques kilomètres du front. Des soldats meurent tous les jours, des milliers de civils ont été tués, blessés ou n’ont plus d’abri. Il faut réconforter, soigner, nourrir les populations éprouvées. Au fil de ces semaines épiques, le Général remplit tout à la fois sa fonction symbolique – il est l’incarnation de la France qui se libère de l’occupant allemand et de l’oppression vichyste – et les devoirs immédiats de sa charge pour lesquels il est accompagné par d’admirables chefs militaires et par des hommes issus de la Résistance intérieure.
(à suivre)
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1/ Cf. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, De Gaulle, la République et la France libre, 1940-1945, Tempus, 2015, et plus particulièrement le chapitre 5 : De Gaulle et l’Etat républicain. Le Général avait confié au ministre-résident britannique à Alger qu’il souhaitait “fermer la parenthèse de crise ouverte depuis 1789 par la Révolution française” (p. 176).
2/ Général de Gaulle, Mémoires de guerre, L’Appel, Plon, 1954, p. 69.
3/ L’Appel, op. cit. p. 69.
4/ Cf. Jean-Louis-Crémieux-Brilhac, De Gaulle, la République…, op. cit. De Gaulle et la décision, 1940-1945, p. 15-41.
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