Les Balkans, à pas de colombe

Sep 1, 2002 | Chemins et distances

Dans les Balkans, il faut marcher à pas de colombe sans jamais oublier que les mots de la politique pèsent leur poids de sang. Pour évoquer quelques aspects de cette réalité insaisissable dans sa totalité, je suivrai, comme cet été, un itinéraire qui va du simple au complexe – de la Bulgarie à la Bosnie-Herzégovine en passant par l’actuelle mais presque défunte Yougoslavie.

 Simplicité, toute relative, de la situation en Bulgarie. Au centre de Sofia, sur la porte d’entrée d’un restaurant où de jeunes serveuses en minijupes servent prestement des brochettes de poulet, un panonceau transparent indique qu’il est interdit d’entrer avec un pistolet. Ce drôle de pictogramme doit être regardé comme une trace du passé. Dans la capitale bulgare, l’insécurité n’est pas plus grande qu’à Paris, et la sinistre description de la gare centrale à la nuit tombée, qu’on lit dans un guide qui se voudrait avisé, vaut pour nombre de gares françaises . De fait les villes et les campagnes bulgares vivent dans le calme – je n’ai pas dit la sérénité.

Contrastes bulgares

Depuis les élections de juin 2001, le roi Siméon II, exilé en 1947 par les autorités communistes, est devenu Premier ministre, alors que le président de la République, élu en novembre dernier, vient du Parti socialiste (ex-parti communiste bulgare). Tel est le paradoxe que les médias du pays tentent de transformer en affrontement, sans parvenir à troubler la paisible cohabitation entre Siméon de Saxe-Cobourg et Gueorgui Pavranov. L’accord politique au sommet permet au gouvernement et à l’administration de travailler dans un climat d’autant plus favorable que la Bulgarie jouit de deux avantages peu communs dans les Balkans : nul ne conteste que le Premier ministre est un homme honnête qui mène une lutte efficace contre la corruption et les trafics – notamment la contrebande par camions ; par ailleurs, la société bulgare n’est pas affectée par les « problèmes ethniques » alors qu’une forte proportion de ses citoyens parle turc et professe la foi islamique. L’intégration politique des musulmans turcophones est une évidence (on compte parmi eux des députés, des ministres, des ambassadeurs), que l’on ne retrouve cependant pas dans le domaine économique et social.

De fait, aux immenses difficultés nées l’effondrement du système soviétique, s’ajoutent dix années calamiteuses aux cours desquelles les recettes néo-libérales se sont mêlées, comme dans bien d’autres pays, à la généralisation des pratiques mafieuses. Immensité des fortunes détenues par un petit nombre de personnages. Gêne, pauvreté, misère d’une grande partie de la population. L’héritage du passé, proche ou déjà lointain, est écrasant. Aussi le gouvernement se trouve-t-il pris entre le marteau et l’enclume : le FMI impose ses dogmes ultra-rigoristes; les structures économiques, visiblement rouillées, sont colonisées par les mafias et des groupes d’intérêts qui, de surcroît, commandent à la presse écrite et télévisée. La lenteur du développement économique et la détresse sociale pourraient bien constituer des facteurs d’instabilité politique. Cependant, le gouvernement a du temps devant lui, et l’amélioration reste possible si les affaires de Macédoine, que les autorités bulgares observent depuis dix ans avec un sage retenue, restent en l’état. Les toutes prochaines élections dans cette petite République voisine, issue de l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie, donneront une indication quant aux risques d’une guerre civile entre les extrémistes albanophones et les autres habitants de la Macédoine, alors même que la voie d’un compromis semble également possible.

 Colère et humour yougoslaves

Pour sa part, la République fédérale de Yougoslavie, qui réunit encore la Serbie, y compris la Voïvodine, le Monténégro et le Kosovo, va être remplacée par une Union de la Serbie et du Monténégro. Cela risque bien de laisser en l’état (un état de fait en tous points désastreux) la question du Kosovo, toujours sous protectorat de l’OTAN. Prendre simplement l’autobus qui relie Sofia à Belgrade, c’est déjà entrer dans l’absurde. Les monnaies en circulation dans la République fédérale sont un premier signe de désintégration : on paie en dinars en Serbie, en euros au Kosovo, on calcule les taxes en euros au Monténégro par décision des autorités locales (ce qui a entraîné des hausses vertigineuses des prix). Par ailleurs, on retrouvera le mark, plus exactement le K-mark (K comme Konvertible) en Republika Srpska, la République serbe de Bosnie…

Telles sont les premières conséquences, tangibles, de la guerre civile et de l’agression de l’OTAN. De celle-ci, on cherche immédiatement les traces sur la route qui mène de Pirot à Nis et à Belgrade. Ce n’est que dans la capitale fédérale qu’on voit les énormes cratères creusés sur les façades d’immeubles administratifs du centre-ville. Plus tard, à Novi Sad, principale ville de la Voïvodine où vit une forte minorité de langue hongroise, je contemplerai depuis la citadelle à la Vauban un des ponts, cassé par les bombes, dont le tablier trempe dans le Danube. Ces destructions ont laissé des traces profondes dans les esprits. Cette colère, cette incompréhension, on la retrouve chez tous les Yougoslaves. Ainsi, comment faire admettre à cette femme qui a vu sa maison soufflée deux fois par les bombes, allemandes en 1941, occidentales en 1999, le concept de « guerre morale » ?

Cette incompréhension affichée, provocante mais adoucie par l’humour, permet aux Yougoslaves d’exprimer aux amis étrangers un désespoir lucide et presque total. Quand on est un empire riche et puissant, qu’il est simple de frapper un pays qui ploie sous le poids de centaines de milliers de réfugiés ayant fui la Bosnie-Herzégovine ou chassés manu militari de la Croatie… Qu’il est facile de faire la leçon à un peuple de chômeurs et de travailleurs qui gagnent entre 100 et 200 euros par mois, à une jeunesse qui se sent confinée, faute de visa et d’argent, dans un pays rétréci – sans même évoquer la crise politique aiguë qui oppose, en Serbie proprement dite, le président Kostunica et son premier ministre Djindjic.

En outre, quand la République fédérale aura complètement cessé d’exister, comment se définiront les populations hungarophones, musulmanes, tsiganes … qui peuvent aujourd’hui se réclamer d’une identité yougoslave ? Faudra-t-il se déclarer Serbe de nationalité, à défaut de se vouloir Monténégrin, c’est-à-dire citoyen d’un pays où vivent beaucoup de Serbes orthodoxes (ou athées), mais aussi une importante minorité de musulmans albanophones  ? On dénonce à grand cris le « nettoyage ethnique » mais on fige des populations dans des différences ethniques simplifiées, sous l’égide de Xavier Solana, ancien secrétaire général de l’OTAN et haut représentant de l’Union européenne. Les peuples risquent de payer très cher le racialisme à l’américaine, en tous points étranger au monde balkanique.

A mon tour, j’étoufferais de colère si, sur la route de Banja Luka, un ami ne me racontait l’histoire vraie qui fait rire les Serbes de toutes les Serbies. Dans cette ville, capitale de la Republika Srpska (l’entité serbe de Bosnie), une foire du livre est organisée. Arrive du Monténégro un semi-remorque officiellement chargé de la contribution culturelle de la dite contrée. Un policier s’étonne de l’importance de l’apport, la littérature monténégrine n’étant pas, à sa connaissance, bien volumineuse. Il fait ouvrir les portes du poids lourd et découvre des caisses remplies de cigarettes. Dûment questionné, le conducteur déclara qu’il s’agissait là des œuvres complètes de Milo Djukanovic, président en exercice du Monténégro et contrebandier notoire (auquel la justice italienne s’intéresse de très près).

 Déchirements bosniaques

 Dès le passage de la frontière vers la Bosnie-Herzégovine, à Gradiska, puis à Prijedor et dans les villages alentour (en Republika Srpska), dans le canton (Musulman) de Bihac, et plus à l’est sur la route qui mène de Derventa à Brcko, j’ai vu ce que je redoutais. Des églises orthodoxes démolies, des Christ mitraillés sur le fronton des églises latines, des mosquées rasées, d’innombrables maisons serbes et musulmanes détruites à l’explosif pour que leurs habitants en fuite n’y reviennent jamais. Plus impressionnantes encore, dans les cimetières serbes et musulmans, ces tombes mitraillées qui disent la furie des bandes d’extrémistes qui ont perpétré les déportations massives de population, et les massacres. La région de Prijedor est particulièrement sinistre : le camp d’Omarska, où les Oustachis (fascistes croates) firent périr des centaines de milliers de Serbes et de Juifs pendant la seconde guerre mondiale, se trouve à une vingtaine de kilomètre d’une ville où quatre mille civils Musulmans furent exécutés (par des extrémistes serbes), au début de la guerre civile. Dans chacun des « camps » de cette guerre de voisinages, les ruines et les tombes sont là comme des actes d’accusation mutuels qui s’ajoutent à ceux de la précédente guerre civile, entre 1941 et 1945. Un ami serbe me dit que beaucoup de ces bourreaux sont aujourd’hui en hôpital psychiatrique, et refusent de dormir dans le noir. La terreur s’est retournée contre les terroristes, et les détruit.

Toutes victimes, les populations de Bosnie ne s’enferment pas dans la mémoire douloureuse et le cycle des vengeances à l’infini. Serbes et Musulmans reviennent dans les villages dont ils ont été chassés et reconstruisent les maisons dynamitées. Les églises orthodoxes sont restaurées, et les fins minarets reparaissent dans le paysage, parfois plus nombreux que naguère, alors que les églises et les mosquées sont peu fréquentées. Chaque groupe pratique un marquage culturel du paysage, au moyen d’édifices religieux. A première vue, on peut trouver motif à s’inquiéter d’une réaffirmation du nationalisme serbe-orthodoxe et d’un islamisme intégriste. Mais la symbolique communautaire n’étouffe pas l’identité bosniaque : Serbes et Musulmans parlent la même langue, écoutent les mêmes musiques et, dans les villages, les jeunes filles musulmanes sont vêtues comme des parisiennes en vacances – ainsi cette adolescente qui porte un pantalon moulant, et dont le mince T-shirt découvre le nombril.

Qu’on ne croie pas à un laxisme qui serait l’effet de la guerre. L’islam balkanique est traditionnellement tolérant. En Republika Srpska comme en Yougoslavie, les liens familiaux et sociaux sont tellement forts que, malgré la pauvreté, les vols, viols et autres agressions sont rarissimes. La nuit, que l’on soit serbe, musulman ou étranger, on est plus en sécurité dans les rues de Banja Luka et de Belgrade qu’en région parisienne. Pour autant, les profiteurs de guerre et autres mafieux ont planté au bord des routes de trop nombreuses stations d’essence, des motels et des boîtes de nuit (où l’on ne rencontre pas que de simples serveuses) qui en disent long sur la prospérité de l’économie souterraine.

Espoirs tempérés

Après avoir parcouru le nord et l’est de la Bosnie, j’en viens à ce constat politiquement incorrect : la Republika Srpska n’est pas un territoire « ethniquement purifié », comme on le croit trop souvent à Paris, alors que le « nettoyage ethnique » en Croatie, renforcé par des pressions administrative et policières qui découragent le retour des Serbes, est un fait patent mais jamais relevé. Les espoirs qui renaissent dans l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine et sur le petit territoire musulman que j’ai pu visiter doivent être tempérés. Le retour des réfugiés est trop souvent organisé de manière bureaucratique et autoritaire par la SFOR (la Force de Stabilisation occidentale) et les conditions sociales d’une réinstallation réussie sont rarement réunies. Au vu des rapports, on peut se féliciter que telle famille serbe ou musulmane soit en train de reconstruire sa maison. On lui donne des briques, des portes, des fenêtres, mais de quoi vivra-t-elle dans un hameau détruit ? Où les enfants, précédemment scolarisés dans une ville de refuge, iront-ils à l’école ? Où joueront-ils alors que la campagne est encore truffée de mines anti-personnel ? Obsédés par les relations « inter-ethniques », trop d’occidentaux oublient ou veulent oublier qu’on ne fera rien de durable si les populations bosniaques restent privées de travail et de soins.

J’ai quitté la Republika Srpska par Brcko, chef-lieu d’un district autonome qui donna son nom, pendant la guerre civile, à un étroit corridor qui reliait les Serbes de Bosnie à la Yougoslavie et qui était sous le feu croisé des forces croates et musulmanes. Sur l’ancienne ligne de front, un de mes amis, naguère yougoslave et maintenant obligé de se définir comme Serbe (puisqu’il n’est pas Musulman) a vu sa maison détruite par l’artillerie qui tirait depuis le territoire croate, preuve entre mille de l’implication directe de Zagreb dans le conflit bosniaque. Il a reconstruit sa demeure, maintenant entourée de maisons bâties par des Musulmans. Pendant les combats, des moudjahidines avaient trouvé refuge dans sa cave. Ce qui ne l’empêche pas de donner à cultiver son champ à un voisin musulman. Telle est la Bosnie, pour le pire comme pour le meilleur.

Dans les Balkans, tout est tellement fragile et contrasté qu’une conclusion relativiste semble s’imposer. J’en reviens pourtant avec trois certitudes. Tout d’abord, la haine du peuple serbe contre les Etats-Unis d’Amérique, leurs militaires et leurs podestats civils ; ceux-ci n’hésitent pas à manipuler les élections, à mettre au ban de la « communauté internationale » tel homme politique local qui a mis en doute la Libre Entreprise… Ensuite, la francophilie bulgare, trop souvent ignorée, et l’amour passionné que le peuple serbe porte à la France et aux Français, malgré la participation illégale et illégitime des dirigeants politiques français de l’époque à la guerre d’agression contre la République yougoslave.

Enfin, comment ne pas insister sur la nécessité de coopérer étroitement avec les peuples et les nations balkaniques afin que l’esprit de paix l’emporte sur la logique de guerre ? Mais pour aider utilement les Bulgares, les Yougoslaves et les citoyens de la Bosnie-Herzégovine, il faut d’abord écouter ce qu’ils nous disent de leurs drames et de leurs aspirations, en toute amitié.

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Article paru dans le mensuel Bastille République Nation – septembre 2002

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