Les beaux jours de la droite sont terminés. Elle ne le sait pas encore, elle s’en apercevra sans doute trop tard, et ses chefs, ses élus et leurs multiples alliés pensent pouvoir engranger les bénéfices de leurs succès tactiques avec l’assurance de ceux qui paient pour avoir la paix.
L’approbation triomphale de la déclaration du Premier ministre, le 15 décembre à l’Assemblée, ne saurait faire illusion. En se laissant proclamer présidentiable, M. Balladur prend le risque de rameuter les spadassins et coupe-jarrets de ses rivaux, qui auront tout le temps nécessaire aux intrigues et aux coups bas. Et l’indéniable victoire politique remportée par le gouvernement dans les négociations du GATT ne peut faire oublier trois faits : elle a été obtenue au prix de graves concessions dans le domaine agricole, qui accroissent le désarroi du monde rural ; l’offensive américaine sur le front culturel est seulement retardée ; la signature de l’accord commercial n’aura pas d’effets mécaniques sur la croissance économique. Somme toute, le Premier ministre aura réussi à éviter le pire : il a évité le piège du GATT, il a fui la confrontation sociale à coups de milliards et de projets retirés, il a vaincu sans peine une opposition parlementaire réduite à l’impuissance, et maintenu jusqu’au 15 décembre des relations courtoises avec l’Élysée.
CONFLITS
A l’aune d’une droite conservatrice qui veut gérer le pays (et ses propres affaires) sans vagues et sans bruit, c’est là un bilan remarquable. Mais elle juge selon ses critères, au mieux selon ceux de la classe dirigeante qui tient pour réussie une politique qui permet de conquérir le pouvoir et de s’y maintenir. De fait, la puissance des formations de droite est impressionnante puisqu’elles contrôlent à la fois le gouvernement, le Parlement, la plupart des régions et la majorité des départements, les principales entreprises, les radios et les télévisions – sans oublier les énormes ressources financières, pas toujours légales, dont elles disposent.
Un jour ou l’autre, cette puissance va faire peur, dans un pays où l’on aime passionnément la liberté. Et cette puissance va scandaliser, quand on s’apercevra qu’elle n’est pas au service de l’intérêt général. Pour dire les choses clairement, il faut employer les expressions d’autrefois, qui s’imposent dans la période réactionnaire que nous vivons : la droite fait une politique de classe, sans même brandir l’alibi d l’idéologie libérale ; la droite fait la politique de la classe privilégiée, qui n’a même plus l’excuse de la gestion efficace puisque le chômage augmente, puisque la dette publique s’accroît, puisque nous vivons dans l’attente de la reprise économique extérieure. C’est ainsi que la droite est en train de créer les conditions d’un affrontement social majeur.
Comme la gauche naguère, les gens au pouvoir ne s’aperçoivent pas que les citoyens observent, comprennent, et finissent par porter des jugements nets et parfois tranchants. Les fines explications sur l’économie de l’offre n’empêchent pas de comparer les milliards donnés au patronat et l’augmentation du chômage, le train de vie de la classe possédante et le scandale visible de la misère. Une comparaison jugée grossière par les experts n’a jamais empêché un gouvernement de tomber…
Comme la gauche naguère, les gens au pouvoir tiennent pour négligeable l’attachement des citoyens aux principes de la justice et de la liberté, et les provoquent sur le plus sensible des sujets. En 1984, la gauche semblait menacer, à tort ou à raison, l’enseignement libre. Aujourd’hui, la droite semble porter atteinte au principe de la justice dans la répartition des crédits pour l’enseignement, au mépris du principe de laïcité et, de surcroît, dans le parfait mépris du débat démocratique. Ce faisant, elle a commis la faute impardonnable de rallumer une guerre scolaire qui était bel et bien terminée.
LE PIRE ?
Comme la gauche naguère, la droite conservatrice est persuadée que ses erreurs et ses fautes lui seront pardonnées, en oubliant qu’elle est massivement majoritaire dans les institutions mais pas dans le pays. De plus, elle se croit à l’abri des crises politiques européennes qui font suite à l’effondrement du communisme soviétique et qui se traduisent par deux faits majeurs : l’heure des libéraux est passée, et la tendance est maintenant social-démocrate ; les partis de droite qui utilisaient la peur du communisme pour se maintenir au pouvoir et en profiter n’ont plus lieu d’être. A cet égard, le naufrage politique et moral de la démocrate-chrétienne devrait être médité par les conservateurs français qui ne tirent plus qu’un faible parti de la peur de l’étranger, qui laissent prospérer la corruption et qui sont de plus en plus coupés du pays.
C’est dire que la droite conservatrice est en train de réunir les conditions de son échec. Nul ne peut en prévoir le moment. Mais si l’opposition reste en l’état, nous serons comme en Italie, comme en Russie, à la merci de n’importe quels démagogues. La perspective du pire sera d’ailleurs le dernier argument des conservateurs aux abois. En France aussi, les enjeux se dramatisent.
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Article publié dans le numéro 612 de « Royaliste » – 27 décembre 1993
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