Il y a la gauche politique dont la critique, si facile depuis 1981, a été souvent faite y compris par elle-même. Il y a la gauche culturelle, moderne, libérale et libérée, qui bénéficie d’un très large respect. « Le Nouvel Observateur » reste à la mode et il est du dernier chic, y compris à droite, de lire « Libération » chaque matin. La qualité des informations et les analyses publiées par ces journaux justifie cette influence. Aussi est-on en droit de s’étonner lorsque par excès de zèle, ils pratiquent des amalgames douteux et reprennent les clichés les plus éculés.
Tel est le cas de Marie Muller lorsqu’elle nous avertit que derrière les campagnes de l’intégrisme catholique « se construit une thématique lourde, où Jeanne d’Arc et les chouans, les églises romanes et les thèmes de la convivialité familiale, la défense de la langue française, de la messe en latin et de la génuflexion servent de relais à une insidieuse propagande antisémite et raciste » (1). Tel est le cas de Serge July qui, dans un éditorial consacré au sommet de Bonn, raille les « petits chanteurs à la croix de Lorraine, fans de l’indépendance nationale » pour le soutien qu’ils ont apporté, dans cette affaire, à François Mitterrand.
DE L’OBSCURANTISME
Je me permets de rapprocher ces deux textes parce qu’ils procèdent d’un même état d’esprit, qui se répand depuis quelques années dans la gauche intelligente et moderniste. On se souvient qu’elle avait déjà fustigé Jack Lang pour sa dénonciation de l’hégémonie culturelle américaine puis les partisans d’une protection de l’activité économique nationale. Dénoncés comme poujadistes et « albanais », les voici maintenant confondus avec l’extrême-droite intégriste ou tournés en ridicule. Contrairement à la maxime ces excès ne sont pas insignifiants : les amalgames et les clichés cités plus haut tendent à nier la réalité et l’importance de certains enjeux, à discréditer ceux qui s’en préoccupent sans que les motifs de cette attitude soient clairement exprimés.
Nous avons trop souvent marqué notre hostilité au racisme et à l’antisémitisme, nous nous sommes trop soigneusement tenus à l’écart des débats internes au catholicisme pour nous sentir visés par les propos de Marie Muller. Précisons encore que Jeanne d’Arc ne saurait être annexée par l’extrême-droite, ni récupérée par quelque famille politique que ce soit – la nôtre comprise. Quant à la chouannerie, nous l’évoquons parce qu’elle pose la question très actuelle du terrorisme d’Etat, jamais pour prolonger une guerre civile.
Etranger à la « thématique » dénoncée par Marie Muller, je suis surpris de trouver dans son catalogue la défense de la langue française. Que ce thème soit utilisé par l’extrême-droite n’est pas une excuse. L’avenir de notre langue est l’affaire de tous ceux qui la parlent et l’écrivent. Il ne s’agit pas de défendre sa pureté – elle a toujours évolué, elle s’est toujours enrichie de mots étrangers – mais de la servir le mieux possible, et de faire en sorte qu’elle continue d’être un lien vivant entre nous et avec le monde. A cet égard, la surabondance de mots et d’expressions anglosaxonnes est effectivement pernicieuse. Non par purisme encore une fois, mais parce que l’utilisation inconsidérée d’anglicismes dans la presse rend certains titres et certains textes – dans « Libération » par exemple parfaitement incompréhensibles au commun des mortels. Ce qui est tout de même un comble quand on se veut à la pointe de la communication ! Ne parlons pas non plus de nationalisme, puisque la promotion de la langue française nous permet une relation immédiate et profonde avec des peuples qui sont répartis aux quatre coins de la planète. La volonté de développer cette relation est-elle raciste ? Si oui, qu’on le démontre. Si non, qu’on n’abandonne pas à l’extrême-droite la question de la langue.
DEVANT L’AMERIQUE IMPERIALE
De même pour l’indépendance nationale. Ce n’est pas parce que l’extrême-droite utilise le slogan ridicule et paradoxal de « la France aux Français » qu’il faut brocarder ceux qui veulent préserver la liberté de notre pays face à la volonté hégémonique des Etats-Unis. Et Serge July se trompe lorsqu’il pense être moderne en se moquant des « petits chanteurs à la croix de Lorraine » : c’était là le thème du Lecanuet des années soixante, et de la gauche ringarde de la même époque. Fallait-il donc conserver les bases américaines ? Renoncer à poser la question du système monétaire international ? Le discours de Phnom-Penh était-il de moindre portée que l’action des Comités Vietnam ? L’entrée dans le Marché commun un signe de poujadisme ? Serge July ne peut évidemment regretter ces initiatives, dont la pertinence est aujourd’hui communément reconnue. Dès lors que veut-il suggérer ? Après tout, ce n’est pas la faute de François Mitterrand si nos partenaires européens souhaitent entrer dans la manœuvre commerciale, militaire et technologique américaine qui est, comme toujours, conçue dans le seul intérêt des Etats-Unis. Se lamenter sur la fragilité de l’Europe, sur l’incohérence des choix des pays membres, ne sert à rien. La France devait-elle sacrifier les intérêts de l’Europe en même temps que les siens propres pour sauvegarder les apparences ? Faut-il qu’elle se résigne, dans l’avenir, à l’alignement sur Washington ?
Sous une forme ou sous une autre, c’est toujours le même discours qui revient : la France doit être réaliste ; entre l’URSS et les Etats-Unis nous n’avons pas le choix… Comme si la politique ne consistait pas à bouleverser la réalité, comme si le refus de l’impérialisme soviétique impliquait la soumission à l’impérialisme américain. Le général de Gaulle avait montré qu’une autre voie était possible et F. Mitterrand reprend le chemin tracé, non par gaullisme assurément, mais parce qu’il n’y en a pas d’autre pour la France. Et qu’on ne dise pas que ce choix est rétrograde. Parce que l’empire soviétique est sur le déclin, comme le montre Régis Debray, parce que le communisme a cessé d’être la « jeunesse du monde », notre résistance à l’hégémonie américaine est plus nécessaire que jamais. Ce n’est pas de l’orgueil – « il n’y a pas d’orgueil à être Français », disait Bernanos ; ce n’est pas du nationalisme, passion inutile dans notre pays, mais simple désir de liberté. Camarades de gauche, qui avez fait tant de chemin depuis dix ans, encore un effort pour être modernes I
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(1) « Le Nouvel Observateur », 5 avril 1985.
(2) « Libération », 6 mai 1985.
Editorial du numéro 428 de « Royaliste » – 29 mai 1985
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