Les Juifs, la France, l’Etat (2) : De l’antijudaïsme à l’antisémitisme – Chronique 200

Fév 6, 2024 | Partis politiques, intelligentsia, médias

Sous la direction de Sylvie-Anne Goldberg, la publication de l’Histoire juive de la France illustre magnifiquement la part prise par le judaïsme et par les Juifs français dans la collectivité nationale depuis leur pleine intégration au XIXe siècle. C’est pour moi l’occasion de revenir sur l’antisémitisme, tel qu’il fut développé dans la première moitié du XXe siècle par l’extrême droite monarchiste puis par le régime de Vichy.

La reconnaissance officielle du judaïsme sous la Monarchie de Juillet attire en France de nombreux Juifs. Gilbert Roos (1) estime qu’ils étaient 47 000 en 1831 et 74 000 à la fin des années 1840. Ils seront 80 000 quarante ans plus tard, sur une population de 36 millions d’habitants. Le rôle culturel, économique et financier qu’ils jouent dans la collectivité nationale a son revers : l’antijudaïsme que l’Eglise continue de cultiver s’accompagne dès le milieu du XIXe siècle d’un antisémitisme qui prétend se fonder sur l’observation scientifique. Léon Poliakov explique (2) que l’antijudaïsme procédait d’une théologie qui vouait les Juifs à une expiation permanente, sans les retrancher de la condition humaine. Au contraire, la pleine intégration des Juifs dans la société provoque en réaction la recherche d’une différence de nature, fondée sur des considérations d’apparence scientifique. Alors que les signes visibles de la malédiction religieuse sont effacés, c’est sur l’attribution d’une “invisible essence” juive que prospèrent les différentes formes d’antisémitisme.

Il y a une gauche antisémite (3), qui apparaît sous la Monarchie de Juillet. La banque juive résume le capitalisme financier qui est incarné par Rothschild et Pereire. Premier à se déclarer socialiste, Pierre Leroux dénonce en 1843 “l’Hébreu capitaliste” et Alphonse Toussenel, disciple d’un Fourrier qui craint que la France ne devienne “une vaste synagogue”, publie en 1845 un ouvrage anticapitaliste intitulé Les Juifs, rois de l’époque qui sera réédité en 1886 et 1888.

L’antisémitisme de droite est mieux connu en raison de son caractère tonitruant et de sa diffusion massive dans l’opinion publique, qui fait écho à d’autres manifestations antisémites à la fin du XIXe siècle en Allemagne – où le mot antisemitismus paraît pour la premiere fois en 1879 -, en Autriche-Hongrie, en Russie… C’est en 1886 qu’Edouard Drumont publie La France juive, un pesant pamphlet qui mêle l’antijudaïsme et l’antisémitisme. Son auteur lance La Libre parole à l’occasion du scandale de Panama avec un succès que prolonge l’agitation autour de la prétendue culpabilité du capitaine Dreyfus (4). Mais les antidreyfusards sont plus attachés à la défense de l’Armée qu’à la dénonciation des Juifs. Il y aura des candidats antisémites aux élections mais aucun parti antisémite ne pourra s’installer sur la scène électorale.

L’antisémitisme catholique appuie et amplifie les vindictes des polémistes et des mouvements antisémites et trouve dans le journal La Croix, qui tire alors à 500 000 exemplaires, un vecteur d’une redoutable efficacité (5). Les Assomptionnistes de la Maison de la Bonne presse, qui édite le quotidien, reprennent sans se soucier de justifications théologiques les thématiques du juif déicide, usurier, adepte du meurtre rituel. Ils rêvent de bouter les Juifs hors de France, d’étriper Emile Zola et proclament que La Croix est “le journal le plus anti-juif de France”.

A partir de 1908, l’Action française – le journal et le mouvement – rassemble les fidèles de Drumont et toute une droite catholique dans un système qui allie un monarchisme absolutiste, un nationalisme “intégral” et un antisémitisme virulent sous l’égide de Charles Maurras (6). Avant 1914, l’antisémitisme maurrassien est radical (7) et plus précisément raciste. Pour Maurras, un Juif ne peut pas être Français et doit être déchu de sa nationalité fictive. Cette attitude, prise dans le complet mépris ou la totale ignorance du droit du sol dont le principe a été affirmé dès 1517, est partagée par les militants. Ainsi, le jeune et brillant Henri Lagrange raconte en 1913 en première page de L’Action française qu’il a repoussé un étudiant juif en lui déniant sa qualité de Français. Un mois plus tard, le jeune homme se suicidait.

Après la Première Guerre mondiale, Maurras en vient à admettre que les Juifs qui ont versé leur sang puissent être des “Juifs bien nés” – à condition qu’ils renoncent à toute particularité et renchérissent dans l’antisémitisme – mais ce relatif adoucissement disparaît au cours des années trente, surtout lorsque Léon Blum entre à Matignon. Les insultes que Maurras adresse au chef du gouvernement lui vaudront huit mois de prison. Les Juifs sont dénoncés comme agents révolutionnaires à l’intérieur et fourriers de l’ennemi extérieur car l’Action française soutient, comme avant 1914, que les Juifs sont les complices du germanisme ! Cette fureur raciste n’est plus relayée par La Croix. Après 1918, les Assomptionnistes avaient repris leurs diatribes antisémites, proclamé leur admiration pour Maurras et fait de la propagande pour les Protocoles des sages de Sion. Mais la condamnation de l’Action française par le Vatican change la donne : en 1927, le pape nomme un nouveau rédacteur en chef qui place La Croix sur la ligne romaine (8).

De droite ou de gauche, les campagnes antisémites ne bouleversent pas la société française et touchent faiblement le milieu intellectuel. Léon Bloy, Charles Péguy et, plus tard Jacques Maritain sont les principales figures d’une judéophilie chrétienne qui coïncide avec un renouveau des études bibliques dans l’Eglise (9).

Avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Drumont et Maurras ont perdu la partie. Leurs excès polémiques, qui séduisent de modestes publics, sont insignifiants au regard des œuvres de Durkheim, de Bergson, d’Albert Cohen, de Marcel Proust… Il faudra l’occupation allemande pour que le fantasme antisémite produise leurs tragiques effets.

(à suivre)

 ***

 1/ Gilbert Roos, Les Juifs de France sous la Monarchie de Juillet, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque d’études juives », 2007.

2/ Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Poche-Pluriel, plusieurs rééditions.

3/ Cf. Patrick Cabanel, L’antisémitisme de gauche in Histoire juive de la France, Albin Michel, 2023, pages 442-443. Voir aussi Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche, Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, La Découverte, 2009, et mon entretien avec l’auteur publié dans le numéro 964 de “Royaliste”, repris sur ce blog.

(4) Cf. Steven Englund : Les expressions françaises de l’antisémitisme, in Histoire juive de la France, op. cit. pages 593-594.

5/ Pierre Sorlin, “La Croix” et les Juifs (1880-1899), contribution à l’histoire de l’antisémitisme contemporain, Grasset, 1967.

6/ Sur l’antidreyfusisme de Maurras, voir ma contribution au numéro 11 de la revue 1900, Comment sont-ils devenus dreyfusards ou antidreyfusards, 1993, pages 77-81 : “Maurras, le fondateur”. Repris sur ce blog.

7/ Voir l’étude de Laurent Joly : D’une guerre l’autre. L’Action française et les Juifs, de l’Union sacrée à la Révolution nationale (1914-1944), dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2012/4 (N° 59-4), pages 97 à 124, Editions Belin.

8/ Voir l’article d’Isabelle de Gaulmyn : Antisémitisme : La Croix dans la tourmente de l’Action française”, La Croix, 19 juillet 2023.

9/ Voir Camille Riquier, “L’émergence d’une judéophilie chrétienne”, in Histoire juive de la France, op. cit. pages 570-577.

 

 

 

 

 

 

 

Partagez

0 commentaires