La publication de l’Histoire juive de la France m’a permis d’évoquer les persécutions et l’expulsion des Juifs du royaume de France puis leur intégration dans la nation (chronique 199), puis l’antisémitisme sous la IIIème République (chronique 200) et sous Vichy (chronique 201). Après avoir rappelé les dettes intellectuelles de la Nouvelle Action royaliste, j’aborde la recrudescence de l’antisémitisme, telle qu’elle se manifeste plus particulièrement depuis le 7 octobre 2023.
Étudiée dans tous ses aspects par les contributeurs de l’Histoire juive de la France (1), la vitalité du judaïsme et des judéités dans la France de l’après-guerre relève de la belle évidence. Pierre Mendès-France, Simone Veil? Raymond Aron et Robert Badinter comptent parmi les plus éminentes figures de l’histoire politique et intellectuelle de la seconde moitié du XXe siècle. Le travail de mémoire (2) accompli après la Libération a longtemps relégué les thèmes antisémites dans d’obscures officines d’extrême droite, qui ont été les premières à cultiver l’antisionisme. Elles ont ensuite utilisé le négationnisme qui a été cultivé à gauche comme à droite : il s’agit, fondamentalement, d’une pensée délirante de l’équivalence qui prétend destituer les Juifs de leur “statut” de victimes d’un crime inouï, physique et métaphysique, pour les ramener à la commune mesure de l’internement, de la déportation et du massacre de masse. Ce qui permet, au gré des prises de parti, de déclarer que tel ou tel peuple victime d’exactions est l’objet d’un génocide qui serait semblable à celui commis par les nazis (3). Largement banalisés, ces procédés discursifs ne peuvent nous empêcher de bénéficier des lumières juives.
La source juive a profondément irrigué la pensée de la Nouvelle Action royaliste qui rappelle souvent la richesse des apports de Léon Poliakov, de Pierre Vidal-Naquet, de Simon Epstein, de Ran Halévi, de Blandine Kriegel, d’Edgar Morin, de Roland Castro, de Léon Hamon, d’Emmanuel Lévinas, de Raphaël Draï, de Shmuel Trigano – tous présentés sur ce blog, dans Royaliste et la revue Cité (4). Ma dette personnelle envers Vladimir Jankélévitch et Daniel Sibony grandit d’année en année.
Longtemps, j’ai cru que l’antisémitisme était un fantasme résiduel et j’ai écouté d’une oreille trop distraite Simon Epstein qui me prévenait de sa permanence dans l’histoire. C’est lui qui avait raison. Il n’y a pas de résurgence de l’antisémitisme mais une recrudescence de son expression depuis le pogrom du 7 octobre 2023 : en France, 1 518 actes antisémites ont été recensés entre le 7 octobre et le 15 novembre alors qu’on en compte ordinairement entre 400 et 1 000 par an. Dans les expressions actuelles de l’antisémitisme, on note sans surprise la permanence des stéréotypes sur la puissance financière, l’influence politique et le contrôle des médias, mais c’est la réapparition d’une gauche antisémite qui a frappé les esprits.
Dans les plus prestigieuses universités américaines, les slogans palestiniens – From the river to the sea, De la rivière (le Jourdain) à la mer – ont été repris en même temps que des insultes antisémites. A Stanford, des étudiants juifs ont été forcés de se regrouper dans un coin de la salle de cours pour faire l’expérience “de l’apartheid enduré par les Palestiniens”, des étudiants juifs ont été pourchassés et frappés dans plusieurs universités et la présidente de Harvard, Claudine Gay, a refusé de condamner l’appel au génocide des Juifs avant de démissionner après des accusations de plagiat en raison du scandale qu’elle avait provoqué. A Paris, lors de la gay pride de 2022, il y a eu discussion au sein du service d’ordre sur la manière de trier les Juifs – comme membre de la majorité blanche privilégiée ou comme minorité racisée (5). Le 25 novembre 2023, dans la capitale, une manifestation de femmes dénonçant les viols et les assassinats commis par le Hamas a été verbalement agressée et empêchée de défiler lors de la Journée internationale contre les violences faites aux femmes.
Cet antisémitisme de gauche est l’une des conséquences, certainement la pire, du phénomène woke. Cette idéologie, qui s’est répandue très rapidement aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest, procède du mouvement anti-impérialiste des années soixante, qui dénonçait Israël comme le bras armé des Etats-Unis au Proche-Orient. Cet anti-impérialisme a été repris par le courant décolonial qui divise le monde entre les Blancs oppresseurs et les minorités oppressées. Il en résulte un “essentialisme racial” qui fracture violemment la société. Or il a été décidé – mais par qui ? – que les Juifs n’appartiennent pas au camp des victimes mais à la majorité blanche – avec pour preuves le contrôle des territoires occupés et les opérations militaires menées par l’armée israélienne à Gaza. La reprise des slogans et des postures du wokisme dans une fraction de l’intelligentsia de gauche et par les activistes d’extrême gauche fait peser la menace d’un nouveau manichéisme dont les Juifs, essentialisés comme agents de l’oppression blanche, feront les frais.
Il n’y a pas de nouvel antisémitisme car c’est toujours la même histoire : l’antisémite sait exactement ce qu’il en est du Juif, “usurier” ou “colonialiste”, alors que les Juifs ne cessent de s’interroger sur leur identité.
(à suivre)
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1/ Histoire juive de la France, sous la direction de Sylvie-Anne Goldberg, Albin Michel, 2023.
2/ Je persiste dans ma contestation du discours de Jacques Chirac lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv en 1995, telle que la présente Marc-Olivier Baruch dans Histoire juive de la France, pages 863-866. Cf. mon essai Vichy, Londres et la France, Le Cerf, 2018, présenté sur ce blog.
3/ Voir la réflexion toujours actuelle d’Alain Finkielkraut, L’avenir d’une négation, Réflexion sur la question du génocide, Le Seuil, 1982.
4/ Voir le site Archives royalistes https://archivesroyalistes.org/
5/ Cf. Nora Bussigny, Les Nouveaux Inquisiteurs : l’enquête d’une infiltrée en terres wokes, Albin Michel, 2023.
6/ Voir l’entretien accordé à Philosophie magazine, le 24 janvier 2024 par David Greenberg, qui enseigne l’histoire à l’université Rutgers aux États-Unis.
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