En France, comme en Angleterre, comme aux États-Unis, la liberté a une histoire : la liberté des Modernes plonge loin dans le passé de la nation. Bien avant la Révolution française, des recherches ont lieu, des débats se nouent. Nous les avons déjà évoqués avec Claude Nicolet, Blandine Kriegel… Nous reprenons cette question complexe et toujours disputée avec Jacques de Saint-Victor, qui est historien des idées, critique littéraire, maître de conférences à l’université de Paris VIII. Controverses philosophiques, guerres de mémoires, enjeux de pouvoirs, conflits de clans et de classes : sous l’uniformité apparente de l’Ancien régime, les matrices de la liberté…

Royaliste : Comment se pose la question de la liberté en France avant 1789 ?

Jacques de Saint Victor : Il existe plusieurs théories. La plus classique est la conception libérale : la liberté conçue à partir de l’individu et d’un concept de non-ingérence : je suis libre si l’État ne vient pas me dire ce que je dois faire, penser ou croire. C’est la conception que défendent aussi bien les tenants du libéralisme économique d’aujourd’hui que les libertaires : il faut se préserver de toute forme de paternalisme.

Il existe deux autres conceptions de la liberté :

– l’une est absolutiste et résulte des guerres de religion. C’est pour en sortir que de nombreux auteurs – je pense notamment à Bodin – ont essayé d’élaborer une conception très forte du pouvoir. C’est ainsi qu’est né le courant des Politiques, qui ont développé l’idée qu’un pouvoir fort préservait la liberté de conscience.

– l’autre est républicaine : elle conçoit la liberté comme un moyen de canaliser les affrontements à travers le débat politique. J’ai montré comment cette conception a fortement marqué le débat français et comment elle a abouti à une impasse.

C’est la conception libérale, qui prédomine paradoxalement : nous croyons que c’est la République qui triomphe en 1792 et c’est vrai d’un point de vue politique ; mais ce n’est pas l’idée républicaine qui l’emporte sur le plan philosophique.

Royaliste : Quelles sont les origines des différentes conceptions de la liberté ?

Jacques de Saint Victor : En France, les termes du débat sont plutôt méconnus. Lorsqu’on examine la conception républicaine, on pense fréquemment à la tradition néo-romaine élaborée par les grands penseurs de la République, de Cicéron à Polybe. Cette conception rappelait toute l’importance du modèle constitutionnel que l’on va appeler la monarchie mixte. Elle s’oppose à la pensée française, absolutiste, qui n’est pas récusée sous la Révolution. En 1789, on mettra la Nation à la place du roi, mais on conservera ce caractère absolu de la souveraineté.

Face à ce courant, il y a, dans l’histoire des idées, un courant favorable à une conception beaucoup plus modérée du pouvoir qui se définit par l’idée d’une monarchie mixte qui réunit les vertus du gouvernement monarchique, aristocratique et républicain. Cette articulation – Polybe plus encore qu’Aristote a été le premier à la mettre en forme – renvoie à la République romaine qui avait les Consuls, le Sénat et les Comices de la plèbe. C’est ce que l’on retrouve chez Machiavel après les guerres de religions.

Royaliste : Quelles sont les conséquences de la révolution anglaise ?

Jacques de Saint Victor : Le débat va ressurgir en Angleterre au XVIIe siècle à l’occasion de la première révolution des années 1640, la plus violente, qui aboutira à l’assassinat de Charles Ier. Il sera le premier roi d’Europe à mettre sa tête sur le billot. De nombreux auteurs, à commencer par Harrington cité abondamment par Montesquieu, vont se réclamer de cette tradition républicaine pour essayer de bâtir de nouvelles institutions. C’est ce que l’on va appeler le Commonwealth, le gouvernement fondé sur le bien commun, référence à la constitution républicaine telle que l’entendaient les Anciens.

Ce débat anglais de 1640 n’a pas d’influence en France, en proie à la Fronde. En Angleterre, il y aura la Restauration de Monck, puis une deuxième révolution en 1688. Les Whigs considèrent que Jacques II Stuart ne correspond pas au monarque tel qu’on le souhaite. Les puissants et les grands propriétaires pensent que le pouvoir doit être limité. Ils parviennent à écarter Jacques II et la dynastie des Hanovre remplace celle des Stuart. Cette deuxième révolution va profondément marquer les élites françaises, frappées par l’effondrement rapide de la monarchie absolue des Stuart.

Un second élément a marqué les consciences : ce sont les arguments utilisés par les Whigs pour justifier un changement de dynastie, car il s’agit d’une révolution de palais, donc d’une usurpation du point de vue des Stuart. On pense généralement que c’est Locke, avec sa théorie du contrat social et de l’état de nature, qui a servi de justification à la révolution anglaise de 1688 : l’homme, en passant de l’état de nature à l’état social, passe un contrat dont il peut se dédire et changer le mandataire social, donc le roi. Cette conception est venue a posteriori.

Le nouveau parlement considère que le roi Stuart a manqué au contrat historique et politique qui aurait été conclu entre la nation anglaise et son roi. Au nom de l’histoire, et non de la nature, on va écarter l’ancienne dynastie conformément à toute la tradition anglaise. Les Whigs ne se considèrent pas comme des révolutionnaires, mais comme des restaurateurs. La révolution anglaise, contrairement à la nôtre, se conçoit comme une restauration et se fait au nom du passé. Cet argument va réveiller en France un débat latent, dans l’intelligentsia, autour des origines de la Nation.

Royaliste : Quels sont les termes de ce débat ?

Jacques de Saint Victor : Il est né au moment de la Renaissance avec la découverte de la méthode historique : on démontre alors que la France est née avec Clovis. Cette question de l’origine de la monarchie se transforme, avec les guerres de Religion, en une question sur l’origine de la nation française. Ainsi, les monarchomaques remettaient en cause le pouvoir absolu du roi. Ce sont eux qui vont se réapproprier cette histoire nationale. Le plus célèbre d’entre eux est un professeur de droit, Hotman, qui a écrit le Franco Gallia daté de 1576 : il affirme que le pouvoir royal est né de la conquête franque et qu’il résulte de l’élection. Hotman veut mettre en évidence que le pouvoir royal n’est pas absolu, et qu’il est partagé avec les guerriers. Il considère que la monarchie française a dévié en accentuant son pouvoir absolu et en abandonnant les institutions centrales qui furent à l’origine de cette monarchie, en particulier les assemblées de la nation, revues à travers les États Généraux.

Le programme monarchomaque consiste à rétablir une monarchie qui va bien au-delà de la monarchie tempérée défendue avant la fin du XVIe siècle par les juristes modérés. Il s’agit d’une monarchie limitée où le pouvoir doit être partagé avec les États Généraux. Cette conception est évidemment combattue par les juristes royaux. Elle disparaît du débat français pour passer dans le débat anglais. La monarchie anglaise est une monarchie limitée qui repose sur un accord entre le roi et le Parlement. La conception française est ignorée, voire méprisée, par les Anglais qui se dotent du concept du King in Parliament, c’est-à-dire le roi dans son Parlement. Pour eux, il n’y a pas de puissance supérieure, mais au contraire une co-souveraineté. Cette idée est oubliée en France jusqu’à la révolution anglaise de 1688.

Royaliste : La conception anglaise favorise-t-elle la contestation française de l’absolutisme ?

Jacques de Saint Victor : Un certain nombre de penseurs dans l’entourage royal vont s’inspirer de l’exemple anglais pour contester l’absolutisme qui s’est structuré au fur et à mesure sous Henri IV, Louis XIII et surtout Louis XIV. Cette pensée est encore prudemment abordée, par exemple par Fénelon. Sa conception est celle de la monarchie tempérée, mais on sent qu’il est déjà inspiré par la tradition historique des monarchomaques. Cela va aller beaucoup plus loin à partir des dernières années du règne de Louis XIV, et surtout avec la Régence. C’est le début de l’exaltation du modèle anglais.

À cette époque, on va tenter une expérience politique majeure : la polysynodie. Ce n’est pas encore le modèle anglais, mais l’idée consiste à revenir à un gouvernement où le roi ne serait pas seul à décider, mais devrait élaborer ses décisions avec des conseils, en l’occurrence des conseils de Grands. Ce système échoue parce que le Régent ne veut pas qu’il fonctionne. Mais l’idée est définitivement diffusée dans le débat public, c’est à dire dans les salons et les académies, dans les milieux éclairés et aristocratiques, que le pouvoir royal avait usurpé son pouvoir en allant trop loin par rapport à ce que l’esprit des origines pouvait justifier.

C’est alors que de nombreux auteurs font un travail historique substantiel – surtout Boulainvilliers qui voudrait donner à la France la Magna Carta anglaise. C’est lui qui réécrit l’histoire, non plus en partant des races royales, comme on le disait à l’époque, mais en partant de la nation. À partir de Boulainvilliers, un courant se développe dans la noblesse qui souligne tout ce que la monarchie française a usurpé comme pouvoir. Ce mouvement va être ensuite relayé par un groupe de pression plus corporatiste, mais aussi plus puissant, constitué des parlements. Ils vont eux aussi bâtir une histoire mythique selon laquelle ils seraient les représentants de ces assemblées de la nation qui ne survivraient qu’à travers les réunions des parlementaires. Ce débat va fragiliser la monarchie française dont le fondement était, depuis le XVIe siècle, une souveraineté absolue et unitaire.

Royaliste : Comment se situe Montesquieu par rapport aux thèses de Boulainvilliers ?

Jacques de Saint Victor : Montesquieu fait semblant de critiquer Boulainvilliers, mais il s’inscrit dans ce courant. Pour lui, toutes les lois sont du roi, mais par le consentement du peuple. L’édit de Pistes est le texte central qui est toujours opposé au pouvoir royal, à travers tous les arrêts des parlements de 1750 jusqu’en 1789, pour lui dire qu’il n’est pas légitime à réformer seul le royaume. En 1788, le Parlement de Paris demande, au nom de l’histoire, que les États Généraux soient réunis comme en 1614.

Mais les adversaires aristocrates de la monarchie voient surgir une masse plus puissante qu’eux : la nation c’est, pour l’essentiel, le Tiers État. Désormais le débat dérape. Ce n’est plus au nom de l’histoire qu’il s’agit de réunir les États Généraux, mais au nom de la raison. Le centre de préoccupation politique des Français sera la lutte contre les aristocraties et les privilégiés. À ses débuts, la Révolution n’est plus, avant tout, une révolution contre le pouvoir absolu, mais une révolution sociale, égalitaire, contre les privilégiés.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 930 de « Royaliste » – 2 juillet 2008.

Jacques de Saint Victor, Les racines de la liberté, Le débat français oublié 1689- 1789, Perrin.

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