Chanteur des rues, Jean-Claude Doubroff voyage d’un bout à l’autre de l’Europe.
La courageuse insouciance d’une Mer noire
Sur la plage de Sulina, petite ville frontalière entre la Roumanie et l’Ukraine, Panaït prépare la saison estivale. Tout en installant une rangée de parasols défraîchis par les vents glacials de l’hiver, il observe la mer Noire et, visible à l’œil nu, l’Île des Serpents, successivement bombardée par l’armée russe le 22 février 2022 puis reprise par les Ukrainiens quatre mois plus tard, en partie grâce aux canons Caesar installés dans les méandres du Danube. Depuis, l’armée ukrainienne a pu aménager un corridor pour expédier ses céréales jusqu’en Afrique via le détroit du Bosphore puis celui des Dardanelles. Mais Odessa à quelques miles au Nord-Est continue à subir des attaques de missiles :
– Oui c’est vrai on entend bien parfois un peu de bruit, des explosions mais on a compris qu’il est inutile d ‘y prêter trop attention. A notre niveau on n’y peut rien… commente Panaït avec un regard placide.
Deux kilomètres en amont, remontant le Danube qui offre sa route naturelle à des cargos rejoignant les ports fluviaux de Braila, de Belgrade et de Budapest, d’autres habitants de Sulina, fatalistes mais non indifférents, soignent leurs jardinets et repeignent leurs façades de couleurs vives et gaies. Il n’est pas question, selon la juste expression d’Annah Arendt, qu’on leur « vole le printemps ». Migrateurs ou sédentaires, les oiseaux, hérons, grues et pélicans, emblèmes de la région décrétée biosphère voilà plus de 30 ans, seront bientôt dans l’objectif des ornithologues que le Delta continue d’attirer.
Julie est prête elle aussi pour la saison. Ancienne étudiante à Paris, elle écoute Edith Piaf dans le petit office de tourisme qu’elle a créé le long du quai, entre l’unique boulangerie proposant du pain frais et l’un des nombreux bars où les équipages des cargos viennent boire bières et vodkas le temps de leurs courtes escales :
Bien sûr nous savons que le danger existe », reconnaît-elle, « et je me disais bien que vous alliez me poser la question. Mais vous savez, lorsque j’étudiais à Paris, le danger, il existait aussi. Voilà pourquoi, je goûte pour l’instant au calme et à la nature de cette région où je suis née. Depuis tant de générations, nous avons appris à y vivre en paix, toutes origines confondues : turcs, moldaves, juifs, ukrainiens et russes. A deux pas des terres convoitées par les Empires russe et ottoman, c’est un refuge que tous ont âprement gagné. Pour s’y installer, il a fallu et il faut encore être courageux, ne pas craindre l’isolement, les moustiques, une existence au jour le jour que rythment les fruits de la pêche et ceux de cultures soumises aux jeux des marécages et des vents sibériens. En retour nous récoltons la simplicité d’un univers qui enrichit ceux qui savent l’apprécier ».
Russes et Ukrainiens de Schengen
L’ensemble des peuples rassemblés ici, forts de traditions distinctes, partagent étonnamment un même cimetière jouxtant la mer Noire. Entouré d’une barrière que franchissent allègrement les chiens alentour, avec son allure de terrain vague, c’est le cimetière le plus à l’est de toute l’Europe de Schengen. Le cimetière du Far-East (Photos 5, 6 et 7). S’y côtoient de multiples tombes, musulmanes coiffées d’un fez minéral, juives où brillent des étoiles dorées, chrétiennes avec leurs diverses croix dont celles des orthodoxes lipovènes caractérisées par trois branches, l’une d’elle en biais. Lipovènes qui, toujours ethniquement russes sont également citoyens roumains :
– Nous sommes des vieux croyants explique Sergey (Photo 8) l’un d’entre eux qui vit aujourd’hui dans le village de Ghindaresti un peu plus au sud. A l’époque de Pierre le Grand, nous avons refusé les réformes religieuses qu’il imposait et pour vivre pleinement notre foi nous nous sommes exilés aux confins de l’Empire russe ; par exemple dans ce delta où nous vivons depuis plus de trois siècles ».
Les pratiques de ces vieux croyants paraissent parfois anecdotiques. Le port de la barbe ou l’usage de la vodka pour goûter à l’ivresse divine en sont les plus caractéristiques. Mais ils rappellent également des rituels animistes comme celui de tracer des processions religieuses terrestres en suivant le parcours des astres dans le ciel. Ils soulignent enfin quelques fortes convictions strictement évangéliques dont le refus de se battre en intégrant une armée.
Économiquement, comme leurs voisins moldaves, ukrainiens et roumains, ils pratiquent la pêche, souvent limitée depuis que la région est devenue une zone protégée.
– Il peut y avoir de temps en temps quelques mésententes entre nous ; c’est normal entre des êtres humains avec chacun une histoire singulière poursuit Sergey, mais sans violence notable. Et pas davantage actuellement malgré la guerre toute proche. « .
L’inévitable et non moins pertinent ivrogne
Le soir dans l’un des bars du quai, tandis que la serveuse mesure scrupuleusement les 10 décilitres de vodka qui correspondent à la dose minimale proposée aux consommateurs réunis dans la salle sombre de son établissement, un homme d’une cinquantaine d’années aborde le voyageur qui tente d’en apprendre davantage :
– La guerre personne ne la voit vraiment, personne ne la sent. La vraie, cruelle, laide, insupportable, la puante, celle qui mélange tout, depuis le sang jusqu’à la merde. On ne vous montre que des tranchées bien nettes où des soldats se roulent des cigarettes après l’assaut. Mais où sont les corps éventrés, où sont les boyaux, les cervelles, les agonies, la peur qui rend fou ? « .
L’homme, d’abord loquace, s’arrête brutalement de parler, regard figé. Il commande dix décilitres d’alcool supplémentaires. Son discours, son silence puis ce regard pourraient convaincre les plus bellicistes à déposer les armes ne laissant que les serials-killers en verve. (Poutine ne recrute-t-il pas d’abord dans les prisons ?)
La raison et l’enjeu ?
Et pourtant le lendemain, après avoir rejoint Bucarest, je retrouve Milhai, jeune entrepreneur roumain, francophone grâce aux années qu’il passa « chez Renault ». Ses paroles, bien que non « va t’en guerre », refusent tant le fatalisme que le compromis du perdant qui risque de perdre toujours davantage. Elles indiquent, peut-être, l’essentiel du moment historique que nous vivons :
– C’est la démocratie qui est en jeu. Nous les Roumains nous avons encore un souvenir intact de ce que signifie la dictature, combien elle fut le fruit de maintes corruptions, comment elle oblige les chefs à toujours aller plus loin dans leur folie pour convaincre les peuples de leur accorder un pouvoir qui est leur seule raison de vivre ; en quoi ils se moquent de ceux qui les plébiscitent. Heureusement en Roumanie, aujourd’hui, nous avons la chance de faire partie de l’Europe. Sinon cette corruption, cette folie, cette dictature reprendrait chez nous aussi. La guerre actuelle est une guerre entre des dictatures et la démocratie. »
Mihai argumente, rappelle des épisodes de l’histoire, les Sudètes, et ne craint pas de comparer Hitler à Poutine. Quand on lui demande comment ce dernier sera stoppé, il répond :
– Grâce à deux choses :
- la conviction des démocraties dans leur volonté de combattre les pouvoirs dictatoriaux et mafieux. Il faut surtout cette année qu’ils tiennent, qu’ils résistent à Poutine,
- et la compréhension à l’intérieur du peuple russe lui-même que Poutine se trompe. Et cela principalement en recourant à l’alliance de la Russie avec la Chine. Cette alliance, même les Russes les moins éduqués savent instinctivement qu’elle est contre nature et qu’elle sera un péril pour leur pays. Alors Poutine et les siens perdront tout pouvoir ».
Le souvenir des belles façades et des jardinets du delta, le vol des pélicans qui ne connaissent pas les frontières, Panaït et ses parasols, Julie de l’Office de tourisme, ne pourront effacer les paroles nécessairement alarmistes de Mihai. Mais ce souvenir contribuera à savoir que certains êtres, sans naïveté, continuent à croire qu’il est bon de célébrer le retour du printemps et le jeu des saisons. Quant au lyrisme noir devenu mutisme figé de l’ivrogne noctambule, il n’est peut-être pas uniquement la conséquence d’un excès de vodka ?
Jusqu’aux frontières biélorusse et russe, là où Gorbatchev n’est pas « Gorbi »
Le delta du Danube m’apprenait que la majorité des êtres proches de lieux où la cruauté règne, que celle-ci vienne « du ciel » ou de quelques humains qu’elle séduit et hante, affirment avec discrétion leur goût d’un quotidien trop aisément qualifié de « normal ». Goût et respect d’usages simples et rappel que ni la terre où la vie est possible, ni la vie en elle même, ne sont réellement « normales ». Les situations rudes en soulignent l’origine vertigineuse. De loin, on pense avec effroi au volcan qui se réveille ; de plus près, lorsque fuir n’est ni possible, ni souhaité, on canalise ses jets brûlants.
Caractérisées par cette « courageuse insouciance », mes rencontres éminemment subjectives contrastaient avec ce que diffusait la plupart des médias revendiquant une objectivité où le « pied de guerre » était de mise. Contraste qui m’encourageait à poursuivre ce voyage sur les rives de l’OTAN. Pour voir, discuter et raconter tout en étant conscient du risque d’imposture que suppose tout témoignage.
Un regard sur la carte de l’Europe m’indiquait en Estonie la ville de Narva, juste en face de la Russie, à l’extrême nord Est. Le Volcan Russe n’y était-il pas encore plus brûlant, plus à surveiller par les remparts de la Force Atlantique ? Et ses habitants moins désinvoltes que les Roumains, Moldaves ou Lipovènes du delta danubien ? Pour le savoir, je traversais les Carpates où sur les marchés grillaient des brochettes de viande hachée et pimentée non soumises aux normes bruxelloises, des vignobles hongrois très propres avec des vignerons dont les visages plutôt fermés et maussades me conduisaient, évidemment injuste, à déduire qu’ils avaient » le vin triste », puis dormais en Slovaquie dans un Airbnb au pied des Hautes Tatras, dans la petite ville de Poprah. La propriétaire m’avait demandé de la prévenir 15 minutes avant mon arrivée :
– Je passerai en voiture vous accueillir.
Très précise, sur le parking jouxtant l’immeuble où se trouvait la location, elle m’en confiait les clefs furtivement en ouvrant à peine la vitre de son auto :
– Pour le hall d’entrée code 3549. Demain laissez s’il vous plait les clefs dans la boîte aux lettres numéro 28.
J’avais à peine le temps de la remercier qu’elle faisait demi-tour en appuyant aussitôt sur l’accélérateur d’un véhicule dont je n’eus pas le temps de noter la marque ; à peine la couleur : un blanc crème passe-partout. Soit elle n’avait pas le temps de me parler, soit pas envie qu’autour des voisins la remarquent ? L’appartement, fonctionnel et très propre, était situé au premier étage d’un immeuble type HLM, non tagué, dont les habitants respectaient chaque palier en y cultivant des fleurs dans de vastes pots. Habitants qui m’observaient sans cacher une curiosité frisant la suspicion. Contre moi ou contre ma logeuse ralliée à l’économie de marché via les plateformes US ? En observant ces observateurs, je me souvenais des paroles, véritable refrain, entendues une première fois lors d’un précédent voyage en Crimée avant que celle-ci ne devienne russe. Au pied de la villa que Mikael Gorbatchev s’était fait construire là où la Mer noire est turquoise, Olga, professeur de français que j’avais rencontrée à Yalta m’avait déclaré :
– Chez vous Gorbatchev est un héros ; un « Gorbi » !… chez nous, un traître ou un idiot qui s’est fait berner par Reagan.
Le lendemain matin, avant de quitter la Slovaquie pour rejoindre la Pologne, les voisins de paliers étaient au rendez-vous, les uns à nettoyer le sol et arroser leurs fleurs, les autres à leurs fenêtres. Je jetais les clefs dans la boîte aux lettres 28 et le jour même, via la messagerie d’ airbnb, ma logeuse postait le commentaire suivant : « JCD a laissé l’appartement impeccable : je recommande ». Bon joueur je répondais aussitôt « chambre très agréable dans un immeuble aux habitants très calmes ».
« Vive l’espéranto », ou l’idéalisme d’une polyglotte qui ne croit plus aux langues vivantes.
Près de la frontière biélorusse, le village de Wolka Nadbuzna, comme nombre de villages alentours, rassemble des maisons et des églises construites en bois ; un bois que le temps rend presque noir. Au croisement de deux ruelles, un minuscule calvaire, avec un socle où figurent une inscription en cyrillique, est surmonté d’une croix orthodoxe. Ce qui étonne le voyageur qui croit que la Pologne est exclusivement catholique. Au bord de la Bug, rivière dont la source est en Ukraine et qui, se jetant dans la Vistule, rejoint la mer Baltique, le grand camping est vide. Dans une longue barque verte, seuls deux hommes et leur chien y accostent. Il fait bon et en dépit du courant, je les suis pour un bain :
-Vous êtes tranquilles ici…
Ma remarque n’est pas originale mais elle entraîne une réponse que je n’imagine pas :
– D’autant plus tranquille que le gouvernement polonais a déconseillé aux touristes d’y venir. Les autres étés, c’était plein de monde. Les Polonais aiment cette région, la Podlasie, où nous avons de nombreux parcs et où vivent nos fameux bisons…
– Les bisons avec l’herbe qui entre dans la recette de la vodka ?
– Oui il paraît qu’ils pissent dessus et qu’alors la vodka où on la fait macérer obtient une saveur inimitable.
– Mais plus sérieusement, poursuit le plus âgé des deux hommes, cette région est déconseillée parce que la frontière biélorusse n’est pas loin ; une frontière qui toujours fut instable. Ici les gens ont souvent eu à changer d’appartenance ; malgré eux, au grès des conflits.
Et lorsque je tente d’aborder la question de la guerre actuelle, sans d’emblée refuser la discussion, les deux hommes usent de l’une des expressions les plus courantes qui revient depuis le début de ce voyage :
– Tout cela, c’est politique !
Expression que deux mois plus tôt, sur l’Atlantique, aux Sables d’Olonne, j’entendais déjà, prononcée de concert par l’équipage d’un cargo, le TIM ; lequel transportant de vieux métaux entre la Hollande, la France et le Portugal était composé d’un Russe né en Ukraine, habitant aujourd’hui à Klaïpeda en Lituanie, d’un Lituanien et d’Ukrainiens visiblement peu enclins à rejoindre le front, d’un côté comme de l’autre :
– C’est politique…nous on s’en fiche de la politique ! On fait notre travail et lorsqu’il reste du temps, on trinque ensemble*
Laissant les deux hommes installer leur bivouac sur les rives du Bug, je traverse un morceau de forêt polonaise. Celle que Romain Gary, bien qu’alors combattant en Afrique, avait choisi pour écrire son premier roman « l’Education Européenne » : titre de 1943, titre toujours pertinent. Après une demi-heure de marche, voici une petite épicerie, la seule de Volka Nadbuzna. Trois hommes sont attablés sur la terrasse. Ils boivent une bière puis lorsque pour échanger un moment de silence, j’y commande « la même chose », j’apprécie leur regard chaleureux et distant. Il laisse le passant ne faire que passer, sans lui poser de question, tout en l’assurant que s’il a besoin d’un renseignement, on peut toujours le lui donner. A une centaine de mètres, au bout d’une rue bordée de maisons dont on comprend, par les rondins de bois soigneusement entassés dans les courettes, qu’elles sont prêtes pour l’hiver, je retrouve Helena. Elle tient la petite chambre d’hôte que j’ai louée chez elle. Traductrice travaillant pour une association d’aide aux migrants, des Syriens, des Afghans et diverses populations africaines, elle parle l’anglais, le français, l’italien, le russe, l’espagnol et compte bien acquérir quelques notions de swahili et de bambara :
– Afrique de l’Ouest et de l’Est…il faudrait que je mette à l’arabe. Essentiel toutes ces langues…ajoute-t-elle avec une conviction où pointe un certain désabusement.
Avant même la guerre en Ukraine, de nombreux migrants ont été poussés à suivre la piste biélorusse pour rejoindre l’Europe de Schengen, explique-t-elle. Vous savez, tout cela est réglé comme du « papier à musique », c’est bien comme cela que vous dites en France, du « papier à musique », n’est-ce pas.? Et par qui ? Par le Kremlin et Washington ; d’un commun accord…
Elle ajoute plus étonnamment :
– Même la guerre, ils en savaient des deux côtés la date exacte.
– La date du début, mais pas celle de la fin ?
– Ils arrêteront pour deux raisons : quand il n’y aura plus de combattant et quand tout aura été testé…vous savez dans l’avenir on appellera cette guerre « la guerre des drones »…il fallait les tester… !
Nous écoutons les moustiques qui vibrent autour de nous. Mais Hélèna a pris soin de ne pas éclairer le petit abri où de longs silences ponctuent notre discussion. Puis elle reprend :
– De toutes façons, cette guerre est une hérésie. Tous sur la terre nous n’avons qu’un véritable ennemi.
– Un seul ?
– Oui, le vrai, depuis toujours, l’être humain en personne avec sa manie de se proclamer tantôt arabe , juif, polonais, croyant, incroyant, rouge, vert, jeune où je ne sais quoi.
J’essaie d’autant plus de poursuivre cette discussion qu’Héléna, malgré ses silences, semble la souhaiter
– Appartenir à une histoire, une culture, n’a donc pas de sens pour vous ? Toutes ces langues que vous apprenez, qui vous permettent d être plus proche des personnes que vous aidez, n’ont-elles pas leur richesse ?
– Oui mais ces richesses sont le fruit du lien avec la région où nous vivons, sa terre, ses plantes, ses arbres, sa météo, des usages qui rendent la vie moins rude et alors parfois belle ! rien à voir avec les prétextes qui justifient les guerres… Et finalement, propose Héléna, plutôt que d’être polonais, russe, français, toutes dénominations aujourd’hui dépassées, je crois qu’il faut enfin se savoir terriens.
– Mais quelle langue alors parler entre nous. Si l’une d’entre elles est choisie, ses locuteurs pourront penser qu’ils ont gagné…?
La réponse d’Héléna qui ne craint pas de paraitre anachronique est simple : l’espéranto…
Elle sait cette réponse idéaliste, peut-être même dangereuse tout comme le fait d’imposer une forme de bonheur à tout le monde et contre tout le monde. Elle s’amuse qu’en conclusion je lui propose :
– Non Helena pas l’Espéranto, j’ai encore mieux : si on parlait Beethoven le vendredi soir, Stravinski au printemps, Vivaldi en été, Mozart les jours de mariage, Louis Armstrong le premier janvier , Jimmy Hendrix quand s’annonce l’orage ; bref le langage de la musique.
– Vous oubliez Chopin, langue de chez vous et de chez moi.
Riga, Tallinn, A l’aune du prototype pragois
Tout en respectant pierre pour pierre son architecture gothique, la dernière décennie du XXe siècle, décennie qui fêtait l’ouverture du rideau de fer, transforma profondément l’une des plus emblématiques villes d’Europe centrale : Prague avec Kafka en guise d’icône. Son visage anguleux, noir sur blanc, est jusqu’à nos jours imprimé sur des milliers de T-shirt qu’il reste très tendance de porter. Zappa, rockeur ami de Pierre Boulez et Andy Warhol complètent un tableau que Kundera analysait avec acuité dans son roman « L’ignorance ». Place Staromeststké, (place de la vieille ville avec son horloge astronomique) les boutiques proposant les multiples dérivés du cannabis sans THC, les salons de massage Thaï et les fast-food de type Starbucks ou MacDonald étouffent de leurs enseignes la moindre référence à l’histoire d’une ville où les prix d’un café en terrasse, d’une viennoiserie ou plutôt d’un burger international, ont atteint ceux des plus onéreuses capitales d’Europe.
Riga et Tallinn suivent le même chemin. Même si les icones restent à trouver. Barisnikov, natif de la première, est devenu trop américain mais Kaja Kallas, tallinnoise, aujourd’hui (Septembre 2024), vice-présidente de la Commission Européenne, pourrait (malgré les « affaires de son mari ») postuler. Une mère déportée dans un goulag en Sibérie et un mandat de recherche à son encontre par le Kremlin y contribuent. Tallinn où jusqu’à ce jour Eltsine reste honoré par un bas relief pour avoir reconnu en 1991 la souveraineté des Etats Baltes.
Dans la banlieue de la capitale estonienne Birgit, jeune femme totalement francophone après avoir étudié plusieurs années à l’Université de Bordeaux, a vécu trop jeune cette époque pour faire la différence entre « l’avant et l’après ». Aujourd’hui, sans utiliser l’expression « tout cela c’est politique », elle ne se dit pas trop inquiète quant au risque d’envahissement de son pays par la Russie. Malgré cela, au détour de la conversation qu’elle engage d’autant plus plaisamment qu’elle « révise ainsi son français », elle indique qu’elle a remis à plus tard l’achat d’une maison près de Tallinn :
– Nos dirigeants sont pessimistes. Je ne sais qu’en penser mais j’évite pour l’instant d’engager le moindre achat foncier. J’aurais les moyens de réaliser cet achat mais on ne sait jamais…peut-être qu’il me serait préférable d’acheter une petite bicoque dans le Bordelais : paix assurée, bon climat surtout en comparaison d’ici où d’octobre à avril nous passons sans cesse de la boue à la neige, et bon vin.
Son compagnon n’est pas francophone mais avec la langue anglaise et un bon niveau de connaissance informatique, domaine dans lequel les Estoniens sont justement réputés, la possibilité ou la nécessité d’un futur déménagement n’est pas à exclure. De même pour cette jeune étudiante qui m’aide quelques minutes plus tard à acheter un ticket de métro sur l’une des bornes toutes neuves installées dans un wagon :
– Ne pas craindre la Russie serait absurde, déclare-t-elle oreillettes fixées aux deux pôles de son cerveau.
Plus tard dans la vieille ville de Tallinn, un chanteur des rues s’en prend à un passant qui le photographie :
– Fasciste, lui crie-t-il.
Chanteur des rues moi-même, je lui demande pourquoi cette insulte ?
– Ce mec me prend en photo sans même me donner quelques pièces. Avec sa bimbo pleine de fond de teint qui joue l’indifférente !
– D’accord mais pourquoi le traiter de fasciste ?
– C’est un Ukrainien, j’ai reconnu son accent ! répond le chanteur qui à nouveau à sa guitare reprend alors le sirupeux « sailing » de Rod Stewart. Reprise assez étonnante lorsque l’on sait que quelques semaines auparavant, le 18 juin à Leipzig (ancienne RDA !) Rod Stewart a affiché son soutien à l’Ukraine. Ce qui lui valut d’être hué par une partie du public. Au « tout cela, c’est politique » le voyageur presque désenchanté pourrait ajouter : « on n’est pas à une contradiction près ! ».
Pour l’instant, juillet 2024, la capitale estonienne repeinte aux couleurs de l’Europe de Schengen fait le plein de touristes et profite d’un été aux journées infinies (près de 20 heures de soleil) avant de rentrer dans la nuit hivernale.
Prenant la route direction plein Est, je vais enfin et bientôt atteindre le but à la fois ultime et momentané (un voyageur n’a jamais vraiment de but ultime ; sauf peut-être lorsqu’il « revient ») de mon voyage : Narva, à 300 kilomètres sur un trajet bien entretenu, parfois une 4 voies, avec de nombreux radars dont l’un sera l’occasion d’aller frapper à une porte insolite. Presqu’assuré d’avoir été flashé et de crainte de n’être pas de retour à temps en France pour payer l’amende, je me dirige vers une gendarmerie locale. Des hommes en uniforme sont justement en train d’en sortir. Je leur explique la situation en anglais et eux, dans un anglais bien plus abouti que le mien, m’indiquent de ne pas trop me tracasser :
– Oui il est vrai que grâce à notre équipement informatique, l’un des plus performants du monde, nous pourrons vous retrouver. D’autant plus que nous avons des accords avec la gendarmerie française.
L’officier regarde mon passeport et la plaque d’immatriculation de ma voiture :
– Nous vous avons bien enregistré tout à l’heure ? mais nous ne pouvons encaisser l’amende en direct… peut-être recevrez-vous un courrier chez vous mais vous n’avez guère dépassé la limitation. Tout juste de 3 KH. Cela ne vous coûtera pas bien cher car chez nous on ne prélève que 10 euros par KH dépassé !
Trois mois plus tard, de retour en France, toujours pas le moindre courrier d’Estonie via les services français.
Un samedi après-midi à Narva, Estonie
Mon garçon Dimitri, attentif aux malheurs du monde (bravo ! et bon courage !), très souvent sur les réseaux sociaux, m’avait prévenu :
– L’Estonie a plus de 30 000 combattants prêts à intervenir sur sa frontière avec la Russie ! (trois mois plus tard ces mêmes informations « circulent toujours sur le net » avec photos de tanks à l’appui).
Persuadé qu’ELLE ne pouvait qu’être visible, ne serait-ce que pour rassurer et se montrer vigilante auprès des populations anxieuses, j’imaginais donc qu’enfin je LA verrai ! l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord en lien avec les forces militaires estoniennes avait sans nul doute installé ses barbelés, ses tours de contrôle et quelques soldats avec de lourds gilets par balle (suants en ces journée d’été frisant les 38 degrés) le long de la Narva, ce fleuve qui dans la ville également nommée Narva, constituait la frontière naturelle entre l’Estonie et le Royaume de Poutine.
A une dizaine de kilomètres de ce point stratégique, tandis qu’encore à ma gauche (vers le nord) je notais que les plages de la Baltique étaient indiquées et vantées comme aux plus beaux jours d’une très courte saison estivale, la route restait paisible, entourée de jardinets parfaitement entretenus. Passé le panneau « Narva », j’éteignais mon portable pour ne pas « tomber dans les réseaux russes » et avoir à payer un « supplément salé » à mon opérateur français (donc « vraiment européen ») de téléphonie. Les premiers immeubles de la ville n’avaient pas le charme des bâtiments en briques lustrées de Tallinn ; nuance de gris et de béton brut, même par ciel bleu. Bâtiments que l’on dit tantôt staliniens, tantôt kroutcheviens, avec ou sans véranda, des habitations autrefois collectives. Le centre-ville presque désert n’était d’abord déduit que par deux ou trois supermarchés dont un Lidl puis par un vaste bâtiment dont une file de personnes tranquilles semblait attendre l’ouverture. Avant d’aller marcher dans cet univers, aidé par des passants plutôt étonnés de voir un Français dans leur quartier, je trouvais le logement que j’y avais réservé : une cage d’escalier grise comme l’immeuble me conduisait vers la porte du logement. Aussitôt ouverte, je découvrais deux petites pièces très soignées, presque douillettes et un salon avec un piano. Presqu’aucun meuble à part lui. Mais n’est-il pas beau de constater combien un piano peut paraître essentiel ou du moins plus important qu’une télé, des fauteuils ou un « ordi » ?
Dans la rue, retrouvant la file de personnes que j’avais cru à l’arrêt devant un bâtiment non encore identifié, un jeune homme m’expliquait attendre, comme tous les deuxièmes vendredi soir de chaque mois, son bus pour Saint-Pétersbourg. Oui, ajoutait-il, bien qu’estonien, j’y suis étudiant en médecine depuis cinq ans. Lorsque la guerre entre la Russie et l’Ukraine a commencé j’ai pensé devoir renoncer à ces études et les recommencer à Tallinn ou même à Berlin. Mais finalement comme un bus continuait à en assurer la liaison j’ai retrouvé mon cours à Saint-Pétersbourg. »
Je ne lui en demandais pas davantage préférant laisser mes interlocuteurs clore d’eux même la discussion. Une autre personne remarquant ma présence racontait se rendre également à Saint-Pétersbourg pour y assister à un opéra. Elle ajoutait :
– J’ai gardé mes habitudes d’avant l’indépendance. Du temps de Union Soviétique alors que j’étais encore très jeune. Vous pourriez également venir. Il vous suffirait d’aller chercher un visa ou de le commander sur internet. En général pour un visa de courte durée l’obtention est rapide.
Sur le trottoir d’autres bus venus de Tallinn, de Riga et même de Varsovie se garaient et d’autres candidats au passage vers la Russie patientaient. Je cherchais les véhicules russes. Aucun ne venait jusqu’ici pour prendre leurs passagers. Car, avant de s’y installer, il fallait « franchir le pont », c’est-à-dire la frontière. En effet depuis le début de la guerre, ce pont n’était plus que piétonnier. La Narva n’étant pas bien large, environ 300 mètres, emprunter ce pont n’était pas bien difficile. Les bus pour Saint-Pétersbourg attendaient sur l’autre rive. Pour mieux observer la chose, je pensais devoir me « risquer » plus loin, directement sur la rive Ouest du fleuve : « les barbelés, les tours de contrôle, les soldats avec leurs gilets pare-balles » etc. etc….mais non, l’idée même de risque semblait risible et, descendant la rue qui menait vers le fleuve, juste en dessous des premiers contreforts du pont qui l’enjambait, je ne rencontrais que des badauds profitant du soleil, des couples assis sur quelques bancs publics, des mamans poussant de vieux landaus qui auraient fait la joie d’antiquaires parisiens, des jeunes glissant sur leurs skates, des familles avec gros et petits chiens et même des baigneurs se jetant allègrement dans l’eau avec dans leur dos le château fort de leur ville et en face, côté russe, la forteresse d’Ivangorod. A pied de celle-ci, en Russie à présent si proche, des pécheurs à la ligne profitaient tout autant du soleil.
Encouragé par cette atmosphère paisible, le lendemain j’installais ma petite scène de chanteur des rues, un micro, un ampli, une guitare, un sourire, sur la promenade piétonnière longeant le fleuve. Grace aux remparts des deux châteaux se faisant face, l’un estonien, l’autre russe, l’acoustique était parfaite. Rares étaient les passants qui, toujours discrets (discrétion des êtres polis), n’écoutaient pas quelques minutes mon répertoire Piaf, Brassens, Aznavour mais aussi Bashung. Je chantais en croyant à peine que j’étais bien LA, poussant même l’émotion jusqu’à chanter « la Croisade des enfants » de Jacques Higelin :
Pourra-t-on un jour vivre sur la terre
Sans colère, sans mépris,
Sans chercher ailleurs qu’au fond de son cœur
La réponse au mystère de la vie ?
Dans le ventre de l’univers des milliards d’étoiles
Naissent et meurent à chaque instant
Où l’homme apprend la guerre à ses enfants.
Verra-t-on enfin les êtres humains
Rire aux larmes de leurs peurs
Enterrer les armes, écouter leur cœur
Qui se bat qui se bat pour la vie ?
La chanson pouvait sembler naïve. Mais peu m’importait en cet instant.
A peine une heure et demie plus tard, après avoir discuté avec certains des passants qui parlaient anglais ou allemand, parfois Estoniens, parfois d’origine russe (« tout cela c’est politique ») je découvrais plus de 60 euros dans mon chapeau. Persuadé de n’avoir pas fait pitié, mais d’être à l’unisson d’un beau samedi d’été, 59° 22’ 33’’ de latitude Nord et 28° 11’ 46 ‘’ de longitude Est.
Vers les 23 heures le soleil était toujours assez haut dans le ciel pour, dans ce fleuve que j’avais cru parsemé de barbelés, me baigner comme tout le monde.
Quatre semaines plus tard ouvrant enfin quelques livres consacrés à cette guerre, après avoir cherché à voir sans savoir, je retenais plus particulièrement la conclusion de l’un d’entre ces livres (savants). Elle disait :
– « Demain (…), il nous faudra contribuer à un double effort. Aider l,’Ukraine à se reconstruire, aider la Russie à se réparer. Ce qui n,’est pas créer une fausse égalité, mais savoir qu’il n’est de paix souveraine que partagée. Il faudra aussi que l’Europe trouve la force de renvoyer l’Amérique à domicile, de l’autre côté de l’Atlantique, afin que toute cette hécatombe ne soit pas passée par pertes et profits à la faveur d’une nouvelle domination impériale. Et parce qu’il serait tragique que les Ukrainiens finissent par n’occuper qu’un strapontin dans le marché global des biens n’engageant pas le Bien. ». (Jean-François Colosimo, La crucifixion de l’Ukraine).
Jean Christophe DOUBROFF
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