Les villes intelligentes

Mai 6, 2015 | Entretien

 

Titulaire d’un Capes d’histoire, ancien élève de l’ENA, Claude ROCHET est professeur des universités, associé à l’Institut de management public et de gouvernance territoriale d’Aix-en-Provence après avoir exercé des responsabilités dans l’industrie. Il nous avait présenté en 2013 l’ouvrage d’Erik Reinert sur les politiques nationales de développement. Cette année, nous l’avons invité à nous faire découvrir Les villes intelligentes.

Royaliste : Les villes intelligentes, est-ce une idée nouvelle ?

Claude Rochet : Avant la révolution industrielle, les villes étaient intelligentes. Elles étaient conçues pour réaliser la synergie des activités économiques et des activités politiques : telle était, en France et partout dans le monde, la base du développement. Par exemple, le plan d’une ville médiévale était intelligent car il était fait pour organiser la coopération : il y avait la place des marchés, les rues des artisans, la rivière assurait l’énergie hydraulique, les voies de communication permettaient les relations commerciales et les habitants de la ville vivaient près des lieux d’activité. Les institutions nées de toutes ces activités veillaient à assurer les règles du jeu. Il y avait une logique qui résultait de l’apprentissage. L’intelligence, c’est la capacité d’apprendre : analyser les effets d’une action pour la modifier par rétroaction. Au fil des générations, les institutions analysaient l’évolution des situations et en tiraient les conséquences pour le développement de la ville.

Royaliste : Pourquoi cette conception at-elle été abandonnée ?

Claude Rochet : Au XIXe siècle, sous l’effet de la pression démographique, des besoins de l’industrie en main d’œuvre et de la « mort de la distance », on dissocie les activités industrielles des lieux d’habitation. D’où l’habitat insalubre et le début des problèmes de pollution. Ce problème est très tôt repéré et on a conçu les « cités jardins » pour essayer de le résoudre. Mais les cités jardins étaient réalisées selon une conception fixe de la sociologie urbaine, n’avaient pas de dynamique organique leur permettant d’évoluer et ce fut un échec…

Aujourd’hui, c’est au tour des pays émergents de s’urbaniser et ils vont consommer de plus en plus d’énergie – qui va devenir de plus en plus coûteuse. Il va donc falloir en trouver de nouvelles sources. Or l’énergie la plus économique est celle qu’on ne consomme pas : il faut donc, entre autres, rapprocher le lieu de travail du domicile, les déplacements quotidiens étant la principale cause de la consommation d’énergie et de la pollution.

La robotisation va jouer un rôle considérable – par exemple les grandes usines chinoises qui fabriquent les tablettes et les téléphones grâce à une main d’œuvre surexploitée vont disparaître, remplacées par des robots.

Il faut réconcilier le développement économique et le développement politique car le système actuel a creusé les inégalités. Il faut concevoir des villes où il y a harmonie entre les lieux de vie et les lieux de travail et qui permettront l’innovation.

Royaliste : Le laisser-faire n’est pas possible ?

Claude Rochet : Non. Il faut comprendre la physique de la ville : rien ne l’empêche de croître. On dépense moins en aménagement en faisant croître une ville que si l’on fait une autre ville, et la ville déjà construite offre sans cesse de nouvelles possibilités de développement économique car les gens sont déjà en contact. Mais il y a aussi les aspects négatifs : pollution, drogue, crime… Si on ne fait rien, la ville s’étend en tache d’huile jusqu’à la mégalopole incontrôlable.

Il est parfois nécessaire de créer des villes nouvelles – comme Brasilia – plutôt que de restructurer un tissu urbain préexistant. Il faut penser la ville comme un système avec ses éléments physiques – le travail, l’habitat, le transport, le traitement de l’eau – que l’on peut modéliser. Par exemple, on peut calculer l’optimum des flux de courant électrique en fonction des heures et des rythmes de consommation – aussi bien pour la collectivité que chez soi – en fonction des transports, des activités, de la conception des immeubles et des maisons…

La densité pose un problème difficile à arbitrer, car nous voulons à la fois jouir des opportunités de la proximité tout en ayant son espace : les pavillons consomment plus d’énergie, mais les tours ont un coût de gestion important… L’idée serait de créer de petites unités d’habitation et de travail ce qui est tout à fait possible avec les nouvelles technologies : on n’a pas besoin d’être physiquement présent dans les bureaux des grands ministères ou des tours de la Défense pour faire son travail. Il faut aussi construire des bâtiments intelligents, économes en énergie et sur le toit desquels on cultive des légumes et des fruits.

Royaliste : Mais comment vit-on dans la ville intelligente ?

Claude Rochet : Tout est connecté et les données sont stockées : le téléphone a une signature, on connaît le sexe, l’âge, les goûts de son utilisateur et c’est en fonction de ces données qu’on peut construire des sociotypes qui permettent de modéliser des comportements et des flux – par exemple les flux touristiques en fonction des habitudes des différents groupes d’étrangers lorsqu’ils viennent en France.

Cela dit, on ne peut pas modéliser la manière dont les gens entrent en relation et on ne peut pas leur demander, comme le pensent les ingénieurs, de s’adapter aux données physiques. On peut simplement comprendre la culture des uns et des autres et analyser des données – qui ne sont pas des statistiques mais des corrélations qui font apparaître des comportements. La question des relations entre les personnes est capitale, et c’est une question politique.

Royaliste : Où se feront les investissements ?

Claude Rochet : Aux États-Unis car la dérégulation a provoqué un immense désordre et il y a un énorme besoin de réfection des infrastructures. En Chine, en Inde, prochainement en Afrique. En Russie, les monovilles de l’époque soviétique consacrées à une seule activité (l’espace, l’automobile) meurent à la façon de Detroit : il faut tout repenser en fonction de nouveaux éléments – je pense à la mise en œuvre du plan Arctique qui implique la construction de routes et de villes.

Il faut aussi penser le développement urbain dans les pays émergents. Nous sommes là en face de deux logiques. Nous, les Français, nous avons une offre pour tous les sous-systèmes : nous savons faire des trains, des métros, des réseaux d’assainissement.

En France, nous vendons des sous-systèmes sans comprendre que les Chinois copient massivement les techniques et font un énorme effort de formation car ils mettent l’accent sur l’intégration de ces systèmes en fonction d’un projet à long terme. Il faudrait enfin comprendre que les Chinois ne raisonnent pas comme nous : ils veulent acheter des villes entières. Ainsi, ils ont commandé à un cabinet britannique (ARUP) des villes pour 500 000 habitants : les habitants trouveront des équipements complets pour se loger et travailler et tout est conçu pour réduire les transports et pour tout recycler. Mais il n’y aura pas deux villes intelligentes semblables. Nous ne pouvons pas, en France, nous en tenir à la paresse du profit à court terme !

Rien n’est perdu car nous sommes très bons, comme les Américains, pour élaborer des systèmes complexes. Mais il faudrait que les dirigeants politiques soient capables de penser à long terme afin de pouvoir offrir nos systèmes sur les marchés émergents.

Royaliste : Qui va concevoir ces villes ?

Claude Rochet : Aujourd’hui, ce sont les constructeurs de technologies numériques qui préemptent le marché. Il y a de grands chantiers : Cisco a conçu un très grand chantier en Corée mais la ville a été conçue pour le business mais avec un matériel concept électronique déjà obsolète avec la propagation du smartphone (le RFID).

Bien sûr, avec les nouvelles technologies, on peut tout connecter avec tout. Les humains avec les systèmes, les systèmes entre eux – par exemple un système d’information et une automobile, ce que l’on appelle l’internet des objets. Ensuite il faut réfléchir à ce qui doit rester humain et à ce qui peut entrer dans un système technique. Par exemple, une voiture peut freiner automatiquement si elle est trop proche d’une autre voiture. La sécurité y gagne mais encore faut-il faire totalement confiance au système qui doit être sûr à plus de 100%, 200% en pratique puisqu’il doit être redondant. De plus, des voitures équipées de systèmes performants croiseront des voitures dépourvues de ces équipements. Il faut donc arbitrer entre sécurité active et sécurité passive, faire des études d’ergonomie etc. On ne peut pas travailler sur des hypothèses de comportement car dans la vraie vie, de telles hypothèses ne se vérifient pas souvent. Pour concevoir tout cela, il faut que les entreprises en concurrence puissent coopérer. Il faut qu’elles travaillent avec les spécialistes des sciences sociales – ce qui, en France, est loin d’être facile : les industriels se méfient des sociologues et réciproquement.

Royaliste : Quels sont les enjeux politiques ?

Claude Rochet : Il faut rappeler une banalité : les villes sont habitées par des êtres humains. Nous devons prendre en compte la dislocation de la famille traditionnelle, la solitude des personnes âgées qui n’ont plus d’interaction sociale : au moindre bobo, on appelle les urgences car c’est le dernier lieu où l’on trouve une relation humaine. Donc il faut redévelopper les relations sociales dans la ville, créer des dispensaires de proximité, des cliniques de second niveau. Quand on a compris cela, on peut mobiliser la technologie : par exemple les chemises pour cardiaques, des chaussettes pour diabétiques et autres objets qui transmettent des informations sur l’état de santé. Ce type d’innovation est très intéressant car, dans le cas des chemises, on peut mélanger une industrie à rendements décroissants comme le textile et une technologie nouvelle.

Il faut aussi envisager tous les problèmes posés par les technologies de l’information. Il s’agit là d’une nouvelle révolution industrielle. Il faut bien entendu critiquer l’enthousiasme technophile : ce n’est pas parce qu’on connecte que c’est intelligent. Nous sommes placés devant deux options : celle du panoptique de Bentham qui est le modèle de la surveillance universelle. On peut aujourd’hui créer un enfer avec des technologies qui supprimeront toute confidentialité. Ou alors on peut choisir une certaine configuration quant aux relations entre les citoyens et les technologies de l’information, mais là encore il faut savoir qui va décider. Les Chinois, par exemple, retiennent une ville qui sera un système de villages connectés – en rupture avec le modèle occidental – et des grappes de villes moyennes. Il y a aussi en Nouvelle-Zélande la ville de Christchurch qui a été détruite par un tremblement de terre et qui est reconstruite sur le principe de la Sensing city : tous les objets seront communicants, personne ne sait à quoi cela servira – mais en même temps on développe un système de contrôle citoyen sur l’ensemble des données. Le grand problème est celui de la confidentialité car la mise en commun des données crée un monde invivable. Il faut donc un État qui soit un architecte au service du bien commun et capable de penser à long terme. Il faut aussi que les systèmes de vie soient gérés par les habitants afin qu’ils puissent bien vivre en ville.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1078 de « Royaliste » – 6 mai 2015

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