Haut fonctionnaire et historien, Arnaud Teyssier préside le conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle. A l’occasion d’un ouvrage récemment publié (1) il a bien voulu répondre aux questions que nous lui avons posées sur la genèse et sur l’évolution des institutions de la Vème République.

Royaliste : En 2018, nous avions présenté dans nos colonnes le colloque qui est à l’origine de ce livre et où l’on retrouve les contributions de nombreux participants…

Arnaud Teyssier : C’est en effet un ouvrage collectif, qui pose un certain nombre de questions et qui exprime des inquiétudes compensées par une forte confiance dans le cycle de l’histoire et dans la force des institutions. Toutes les contributions au colloque de 2018 sur les soixante ans de la Ve République ne sont pas publiées dans le livre, mais nous avons ajouté plusieurs textes inédits, notamment sur la question de la proportionnelle, ainsi que le débat que nous avons avec Hervé Gaymard sur l’avenir de nos institutions. Nous avons voulu reprendre le riche matériau du colloque et le confronter à l’actualité. Si nous voulons comprendre les débats d’aujourd’hui, nous devons nous imprégner de cette connaissance de la Ve République qui fait défaut à de nombreux relais d’opinion mais aussi à beaucoup d’acteurs de la vie politique. Pendant la campagne présidentielle, l’article 11 de la Constitution a été évoqué, on a soulevé la question de la durée du mandat présidentiel et, de manière plus récurrente, celle du mode de scrutin : il faut donc savoir de quoi l’on parle.

Royaliste : Tous les auteurs du livre n’ont pas les mêmes idées, par exemple sur les questions économiques…

Arnaud Teyssier : C’est vrai, mais il y a des lignes de forte convergence sur plusieurs points. Quant aux origines de la Ve République, nous avons voulu détruire l’idée fort répandue selon laquelle il s’agit d’institutions exceptionnelles taillées en 1958 par et pour un homme exceptionnel. Cette idée fausse en suscite une autre qui ne l’est pas moins : de Gaulle ayant taillé un costume à sa mesure, celui-ci est devenu trop grand depuis que le Général a quitté le pouvoir et il faudrait obligatoirement remodeler les institutions – voire changer de République. Nous nous sommes demandé si la Ve République était un aboutissement ou une révolution. La conclusion qui se dégage des contributions des historiens et des juristes invités au colloque de 2018, c’est que la Ve République ne sort pas du chapeau (du képi) mais tire au contraire les leçons de cent cinquante ans d’instabilité constitutionnelle. Nous avons connu deux formes d’empire, deux monarchies parlementaires, toutes les sortes de république : tout cela a été pris en compte en 1958, y compris les réformes envisagées par certains acteurs de la IVe République. Le fameux article 49-3, par exemple, est une idée de Guy Mollet.

Dans la Constitution de 1958, il y a toute une série de compromis que de Gaulle a repris à son compte en imprimant sa marque. Ainsi, l’article 3 qui stipule que “la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum” est le fruit d’un compromis entre la démocratie directe et le régime parlementaire.

Par la suite, quatre ans plus tard, l’élection du président de la République au suffrage universel a transformé les équilibres de la Ve République mais avec cette logique de l’efficacité qui est présente depuis 1958. Le Général de Gaulle, Michel Debré et d’autres personnalités sont hantés par le désastre de 1940 et l’occasion manquée de la Libération quand la grande révolution économique, sociale et administrative n’a pas trouvé sa traduction institutionnelle : tous veulent construire des institutions qui doivent permettre au gouvernement de gouverner.

Royaliste : Vous avez aussi réfléchi sur les tuteurs invisibles de la Ve République

Arnaud Teyssier : Oui. Il y a dans la Ve République des dimensions qui vont au-delà de la simple mécanique des rouages constitutionnels : c’est aussi une Constitution administrative, un Constitution sociale, une Constitution militaire – c’est un aspect peu développé dans l’ouvrage – et peut-être même une Constitution économique. Les avis sur ces points ont divergé. Gilles Saint-Paul a mis en doute l’existence de cette Constitution économique. Au contraire, Alain Supiot, qui n’avait pas d’idées préconçues sur le sujet, a travaillé sur les textes de 1945, sur la Participation, sur la politique sociale de la Ve République et il conclut à l’existence d’une Constitution sociale. Pour lui, l’œuvre de 1945 n’est pas le résultat d’un compromis de circonstance entre les gaullistes et les communistes. Les grandes lois sociales de la Libération répondaient à une vision profonde de la société et de la démocratie. L’inspiration sociale du Général était beaucoup plus large que le catholicisme social, comme le montre son discours d’Oxford du 25 novembre 1941. Il est proche des idées de Roosevelt sur l’État social et de celles de Leonard Woolf, le mari de Virginia Woolf, auteur en 1939 de Barbarians At The Gates, pour qui le capitalisme est une “demi-civilisation”. Le Général évoquera lui-même dans les Mémoires d’espoir “l’infirmité morale du capitalisme”.

Parmi les tuteurs invisibles de la Ve République, il y a cette Constitution administrative qui a soutenu la France quand les institutions politiques étaient défaillantes. Après la Libération, cette Constitution se renforce avec la création de l’ENA et elle s’articule en 1958 avec les nouvelles institutions. Cela explique l’énorme énergie exécutive des débuts de la Ve République mais, comme vous le savez, cette énergie, cette force presque écrasante de l’Etat a été difficile à supporter pour la société française. Les événements de 1968 vont ébranler les colonnes de l’édifice, qui tiendra cependant jusqu’aux années 1980-1990 lorsque le système politique se dissocie de l’administration et la met en accusation.

Royaliste : Vous étudiez aussi la temporalité…

Arnaud Teyssier : De Gaulle pense que la démocratie a besoin d’une armure, qui est faite d’institutions articulées selon des temporalités différentes. Il y a trois temporalités dans le système de décision de la Ve République. La première est celle du président de la République, élu pour sept ans. Le président est l’homme de la longue distance et des grands arbitrages. A partir de 1962, c’est l’homme qui entretient une relation de légitimité particulière à travers le référendum, qui existe dans la Constitution de 1958 mais qui après 1962 permet de compenser le prodigieux surcroît de légitimité que donne l’élection du président au suffrage universel.

Il y a ensuite la temporalité du gouvernement et du Parlement, qui s’inscrit dans le cadre d’une législature. Il y a enfin la temporalité de l’administration qui s’appuie sur des Corps enracinés dans l’histoire et dans les traditions, qui disposent d’une certaine forme d’autonomie qui n’est pas l’indépendance et qui sont tenus à une loyauté qui n’est pas un assujettissement. Il y a dans les Mémoires d’espoir des pages extraordinaires dans lesquelles de Gaulle dit sa satisfaction de recevoir les vœux des Corps de l’Etat qui sentent que le pays est gouverné et qui sont heureux d’être gouvernés.

Royaliste : Heureux d’être gouvernés, en quel sens ?

Arnaud Teyssier : Il n’y a pas de système des dépouilles, mais au contraire une façon de nommer et de considérer qui montre que le pouvoir politique respecte l’administration. Dans Le coup d’Etat permanent, François Mitterrand reproche aux hauts fonctionnaires de la Ve République d’être “comme des régents dont le royaume ne viendra jamais” : il conteste un système qui serait comme décroché de la démocratie ; mais il n’a pas vu que ces “régents” étaient reliés à d’autres temporalités pleinement démocratiques.

Pour que la Ve République puisse fonctionner dans de bonnes conditions, il faut que ses trois temporalités soient reliées : l’administration qui agit dans la durée avec la planification et l’aménagement du territoire ; le président de la République qui agit selon sa temporalité et qui renouvelle si nécessaire sa légitimité par le référendum ; le cycle politique qui est porté par le gouvernement et par l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, ces trois temporalités ont été écrasées en une seule, celle du cycle politique le plus court.

Royaliste : La question des relations entre le Président et le Premier ministre est-elle abordée ?

Arnaud Teyssier : Oui, et Georges Bergougnous détruit la légende d’un Premier ministre qui aurait été le laquais du général de Gaulle. Il est vrai qu’il a fallu faire des ajustements entre l’Elysée et Matignon lorsque Michel Debré est devenu Premier ministre mais ensuite il y a eu des rapports équilibrés. De Gaulle a toujours veillé à cet équilibre qui a existé pendant les six années où Georges Pompidou était à Matignon. D’ailleurs, la contribution de Frédéric Turpin a clarifié la notion de “domaine réservé” en montrant bien que dans les domaines où le président de la République doit jouer son rôle d’orientation dans la durée, le Premier ministre n’est en aucun cas écrasé. Michel Debré, Georges Pompidou et même Maurice Couve de Murville réglaient le comportement de la majorité, imprimaient la marque du gouvernement à la conduite des affaires. De Gaulle n’a jamais considéré que la vie politique n’existait pas, que la droite et la gauche n’existaient pas.

Royaliste : Il y eut donc une pratique libérale des institutions…

Arnaud Teyssier : Oui, si l’on prend soin de définir ce libéralisme comme l’a fait Lucien Jaume en présentant le “libéralisme d’Etat”. Le rôle de l’administration tel que je l’ai évoqué est tout à fait compatible avec une économie libérale. Ce libéralisme d’Etat s’inscrit dans une tradition française qui a connu ses heures de gloire avec Guizot et Rémusat à l’époque de la monarchie parlementaire. Cela n’a pas grand-chose à voir avec le néolibéralisme dont Alain Supiot montre les ravages, y compris dans l’ordre juridictionnel.

Royaliste : Qu’est-il advenu de ce régime au fil des années, selon les contributeurs du livre ?

Arnaud Teyssier : Nous ne sommes plus dans la Ve République des origines. Les institutions ont connu des inflexions très fortes, certaines étaient volontaires, d’autres étaient l’effet d’une méconnaissance de la nature des institutions et de médiocres compromis politiques. De Gaulle était conscient de la fragilité de la Ve République et c’est pourquoi il a voulu le référendum de 1969. Il voyait arriver le monde nouveau avec les transformations du capitalisme et c’est pourquoi il voulait faire aboutir trois projets : la Participation pour transformer le capitalisme – qui n’est pas soumise au référendum -, la création des régions qui n’est pas du tout la décentralisation mise en œuvre après 1981 et la réforme du Sénat. Vous connaissez la suite…

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1236 de « Royaliste » – 6 juin 2022

(1) Sous la direction de Hervé Gaymard et Arnaud Teyssier, Demain la Ve République ? Perrin, janvier 2022.

Partagez

0 commentaires