Directeur de recherches au CNRS, professeur à Sciences Po Paris, Lucien Jaume nous a fait lire Hobbes et nous a expliqué le jacobinisme avant de nous exposer, livre après livre, le libéralisme dans ses sources et dans ses paradoxes. L’essai qu’il a consacré à l’esprit européen (1) nous permet de poursuivre avec lui une conversation engagée avec lui il y a vingt ans – au moment où nous devons nous préparer à refonder l’Union européenne.
Le livre de Lucien Jaume n’est pas seulement l’œuvre louable d’un grand universitaire. C’est une proclamation qu’il faut lire de toute urgence parce que la construction européenne conçue après la guerre est en train de s’effondrer et qu’il faut montrer aux nationalistes de tous poils que l’Europe est plurimillénaire, qu’elle survivra au FMI et à la chancelière allemande et qu’elle parviendra à se refonder comme elle l’a toujours fait : en esprit, les hégéliens diront selon l’Esprit.
Nous vivons la déroute des pragmatiques, des mufles réalistes. Nous la vivons dans la violence. Mais on peut – on doit – aller à la manifestation, voire à l’émeute, muni de pensées fortes qui nourriront, dans l’attente de faire mouvement, les discussions avec les compagnons de lutte. D’un bout à l’autre de l’Europe, il faut que les idées circulent afin que les projets de construction nationale et de reconstruction économique et sociale soit fondés sur de clairs concepts. Ainsi, Lucien Jaume se méfie du concept d’identité. Je pourrais discuter ce point mais il a raison de nous dire qu’il faut faire très attention : une mauvaise définition de l’identité collective peut provoquer une tragédie, nous l’avons vu en Yougoslavie. Quant à l’esprit européen, il est sans doute préférable de réfléchir aujourd’hui à notre héritage commun que nous continuons à enrichir et à disperser à tous les vents de l’histoire et sur tous les chemins.
Cet héritage est considérable. Un coup d’œil sur la table des matières provoque un froncement de sourcils : Locke, Bossuet, Pierre Nicole, Adam Smith, Tocqueville, Bachelard, c’est bien peu. Mais Lucien Jaume s’est attaché aux idées mères de l’Europe moderne tout en indiquant, par de nombreuses références, les fils multiples qui la relient à ses origines. Bien entendu, d’autres choix étaient possibles mais il serait ridicule de reprocher à Lucien Jaume ses omissions. Il pourrait, en retour, souligner mes rejets et nous n’en sortirions pas. Tout de même, je m’étonne du choix de Bossuet. Le génie de l’évêque de Meaux n’est pas en cause mais j’indique au passage que ce partisan de la monarchie du grand siècle n’a pas eu beaucoup d’influence sur la pensée monarchiste – même chez les absolutistes. Bossuet est comme la chouette de Hegel : il prend son envol au crépuscule, lorsque le modèle louis-quatorzien est déjà secrètement condamné.
Peut-être faudrait-il distinguer, parmi les éléments constitutifs de l’esprit européen, les matières à recherches et les matières enseignées – ou qui furent communément enseignées jusqu’à ces trente dernières années. L’étude savante de Locke, de Hobbes, de Pierre Nicole me montre ce que leur devons et je m’empresse, comme journaliste, de le faire savoir à ceux qui, comme moi, ont reçu au lycée la part commune de l’héritage et y ont puisé selon les préférences : Aristote et Thomas d’Aquin ; Pascal, Montesquieu ; Descartes et Kant ; Sophocle et Shakespeare ; Bernanos et Dostoïevski… J’y ajoute bien entendu l’enseignement reçu par les croyants (2). J’espère que Lucien Jaume, qui cite Platon et évoque Antigone, consacrera un autre livre à nos grands classiques, pour nous inviter à les relire ou à les découvrir – s’il trouve ma distinction pertinente.
C’est dans cette attente que je voudrais signaler dans son livre quelques points de repère et de discussion, en commençant par l’histoire de la créature, autrement dit la personne humaine essentiellement libre, qui fut capable de reconnaître la liberté d’autrui, donc d’accepter la pluralité puis d’engendrer le libéralisme et de vouloir que l’esprit européen soit un esprit critique qui conduira à faire des révolutions grandioses et terribles. L’Europe est une pensée de la liberté et de la libération, voilà qui semble attesté aussi nettement que la logique infernale qui fait que la liberté absolue engendre la contrainte absolue.
Face au risque de tyrannie, il faut de fines dialectiques – par exemple celle de la loi et de la liberté chez Locke, philosophe subtil que je me garderai bien de résumer mais dont il faut retenir un texte d’actualité, tiré du Second traité sur le gouvernement civil (1690) : « § 202 – « Là où finit la loi, la tyrannie commence, dès que la loi est transgressée au préjudice d’autrui. Toute personne qui est investie de l’autorité et qui excède le pouvoir que la loi lui donne, qui use de la force soumise à son commandement pour imposer aux sujets ce que la loi n’autorise pas, cesse en cela d’être magistrat et agit sans autorité conférée ; on peut alors lui résister, comme envers tout homme qui empiète par la force sur le droit d’autrui ». Dira-t-on encore que la philosophie ne sert à rien ? En l’occurrence, elle sert à fonder, mieux que nous ne l’avons jamais fait, la résistance à celui que nous appelons le supposé président !
Il arrive aussi qu’un philosophe commette des erreurs de logique et de jugement, mais un grand esprit le fait toujours de manière instructive. Ainsi Adam Smith, qui est d’abord un moraliste de l’espèce optimiste, s’acharnant à démontrer que le bien que chacun poursuit conduit à l’harmonie car l’un et l’autre engendrent un tiers – la société elle-même. Cela fonctionne très bien dans l’imaginaire, comme le marché lui-même, institution imaginaire. Mais pour que cela devienne effectif, il faut une médiation concrète, charnelle et qui reste néanmoins en situation d’extériorité. L’ultralibéralisme a balayé les sentiments moraux pour retenir l’autorégulation du marché – dont la fiction est désormais avérée. Mais les thèses d’Adam Smith resteront en discussion – comme par ailleurs celles de Marx.
Le chapitre que Lucien Jaume consacre à la règle de droit et à l’autorité légitime est à tous égards roboratif. D’abord parce qu’il nous consacre bons européens : « Depuis Aristote, l’Europe est vraiment la civilisation qui s’est interrogée sur l’institutionnalisation de la légitimité, besoin fondamental et repère pour la structuration de l’individu ». Il ne faut obéir qu’aux pouvoirs légitimes qui sont eux-mêmes « fontaines de la légalité » : c’est s’opposer, avec raison selon nous, à une théorie de la domination (celle de Bourdieu) qui serait la vérité hic et nunc du pouvoir faussement conçu par Max Weber comme détenteur exclusif de la violence.
Quant à la légitimité, quant à la souveraineté, il faudrait aussi reprendre toute la question du consentement et cette théorie de l’opinion publique que l’on trouve chez Locke, chez Smith, chez Tocqueville et qui mériterait à elle seule un livre entier. C’est d’autant plus urgent que l’opinion publique est aujourd’hui réduite à la misère des sondages et de plus en plus maltraitée dans les Etats nationaux et par la « gouvernance » européenne.
Après avoir évoqué l’esprit européen, il fallait bien en venir à la réalisation de l’idée telle qu’elle s’est effectuée dans l’Union européenne. Lucien Jaume a raison d’écrire que l’Europe existe par ses nations et, voici quelques années, nous aurions volontiers accepté, en première analyse, son jugement sur l’Union européenne : « Tant que nous aurons un système de droit sans Etat et un système de gouvernement interétatique sans fédéralisme, nous autres Européens avons des raisons, en fait, de nous réjouir de cette situation, au lieu de la déplorer ».
Je dis que nous aurions accepté ces lignes en première analyse car cette Europe qui était plus confédérale que fédérale, plus gaullienne que monettiste, a glissé vers ce qu’Hubert Védrine dénonçait ici même comme un « despotisme éclairé ». Ce n’était pas le pire puisque nous voyons en ce moment s’édifier un système despotique pas même éclairé : ses agents (de la Banque centre européenne, de la Commission) alliés à ceux du FMI utilisent avec un aveuglement fanatique l’ultraconcurrence et maintenant la déflation pour mater les peuples de l’ouest du continent.
Dès lors, il faut mettre au passé ce que les étudiants français et étrangers apprennent encore : il était une fois une moitié de continent qui s’est prise pour l’Europe toute entière, dédaignant la Russie et méprisant la Turquie ; cette Europe a voulu se fonder sur le droit – un droit sans Etat, avec des traités qui se succédaient sans que personne n’ose choisir entre un fédéralisme impossible et un confédéralisme qui aurait impliqué la pleine reconnaissance des Etats nationaux. Cette Europe se rêvait post-étatique et post-nationale avec Jurgën Habermas et donnait au monde entier des leçons sur les droits de l’homme. Mais Habermas délirait doctement et l’Union européenne ferma les yeux sur Guantanamo et les centres de torture que la CIA installés dans certains de ses pays membres…
Cette Europe-là est morte. L’Europe du droit est morte lorsque ses oligarques firent entériner le traité de Lisbonne, copie du « traité constitutionnel » rejeté au suffrage universel par deux de ses nations. L’Europe de la dignité humaine est morte le 2 mai 2010 à Bruxelles, lorsque les mêmes oligarques décidèrent que la solidarité consistait à sacrifier sauvagement le peuple grec sur l’autel d’une « monnaie unique » qui n’a jamais été autre chose qu’un carcan.
Pour que les peuples humiliés et violentés ne prennent pas l’Europe en haine, il va falloir prendre notre bâton de pèlerin et expliquer comment l’esprit européen a été trahi et pourquoi il est encore et toujours capable d’inspirer la réorganisation et la reconstruction de notre continent après l’effondrement du soviétisme et de l’ultralibéralisme.
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(1) Lucien Jaume, Qu’est-ce que l’esprit européen ? Flammarion, Champs, 2010.
(2) Dans un rapport du Conseil économique et social, j’avais esquissé une sorte d’histoire de l’esprit européen. Ce texte hâtif, qui contient des erreurs et maints à-peu-près, peut cependant être consulté et mériterait peut-être une révision avec le concours d’un professeur d’histoire et d’un professeur de philosophie. Avis aux amateurs… Cf. Les relations culturelles entre la France et l’Europe centrale et orientale. La Documentation française.
Article publié dans le numéro 970 de « Royaliste » – mai 2010
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