Nous venons de vivre, avec “l’affaire Traoré”, un moment hallucinant. Alors que la crise sanitaire n’est pas terminée, alors que nous sommes entrés dans une crise économique de grande ampleur qui engendre un désastre social, des organisations groupusculaires inspirées par un quarteron d’intellectuels ont monté, avec l’indispensable concours médiatique, un spectacle directement importé des Etats-Unis. Même gestuelle de l’agenouillement, même slogan – “Black lives matter” – pas même traduit, même vandalisme…

D’où un paradoxe significatif : les intellectuels “décoloniaux” et leurs militants figurent parmi les acteurs d’un processus de colonisation culturelle bien identifié : l’américanisation de la société française. En remerciement de ses efforts, Assa Traoré a d’ailleurs reçu le 28 juin le BET International Global Good Award, un prix créé par la Black Entertainment Television.

Comme ce prix est remis à ceux qui démontrent “un engagement pour le bien-être de la communauté noire mondiale”, l’égérie du comité Adama soutenue par l’extrême-gauche intellectuelle et militante se situe dans une logique de l’assignation à une identité raciale. C’est inacceptable pour tous ceux qui, comme nous, se reconnaissaient dans la civilisation d’une Europe sans rivages qui procède de la Bible et des Grecs comme l’écrivait Levinas.

Une civilisation n’est pas seulement un ensemble complexe, c’est une complexité assumée – de même que les statues, dans une nation, symbolisent une histoire assumée. Chaque personne, chaque groupe a ses préférences – Jésus ou Marx, Saint-Louis ou Robespierre – et sa mémoire tragique. Mais nos disputes et nos conflits relient notre collectivité à une histoire commune et aux principes universels que portent les religions monothéistes et diverses philosophies.

La barbarie réduit la complexité civilisatrice à un seul élément fantasmé, à partir duquel les purs font le tri entre le bien et le mal. Nous subissons le tri terroriste, sur critère religieux, et nous voyons aujourd’hui se développer en France le tri racialiste, fondé sur la plus petite différence qui soit : la couleur de la peau, proclamée caractéristique essentielle. Le slogan “Black lives matter” le dit bien : c’est “la Vie noire” qui importe, et non pas “la vie des Noirs” (Blacks’s lives), une “Vie noire” minoritaire et opprimée face au “privilège blanc” dans la négation résolue de l’égale dignité de tous les hommes.

Ce discours est barbare parce qu’il réduit l’identité personnelle à une couleur de peau, parce que l’autre couleur est vouée à une malédiction infinie mais aussi parce que toute apologie de la différence est autodestructrice. La “Vie noire”, ce n’est pas la vie des policiers noirs de peau, copieusement insultés lors d’une manifestation du comité Adama, ou de tel autre fonctionnaire dévoué à “l’Etat raciste”. La Différence noire, ne tolère pas les différences sociales, politiques, locales… entre les citoyens noirs de peau. La logique est celle de l’éradication : rien n’est assez pur pour les purs.

Ce discours est barbare parce qu’il nie l’histoire en tant que telle, à partir d’un événement historique précis : en l’occurrence, l’une des traites négrières. La barbarie ne consiste pas à écarter les faits qui dérangent mais à nier la dialectique historique. On fige les moments négatifs, on isole l’un des aspects du travail du négatif pour le maudire et du coup on nie toute dynamique historique positive. Dès lors que le jeu de la différence absolutisée se généraliserait dans la concurrence entre “communautés” voulant se construire sur un socle de victimes, nous aurions à vivre sans monuments et sans histoire, dans une nation devenue incompréhensible à nous-mêmes.

Promus par les médias depuis un quart de siècle, l’anti-modèle communautariste paraît sympathique parce qu’il semble émanciper des individus et des groupes de la domination étatique et de la nation oppressive. C’est une illusion. L’Etat est une construction historique chargée de mettre en œuvre le droit, qui repose sur des principes universels. Détruire l’Etat, c’est priver les citoyens de l’institution qui relie la singularité de l’histoire nationale à l’universel, c’est ruiner le système des médiations politiques hors duquel il n’y a ni civilisation, ni possibilité de libération.

Familières aux lecteurs de “Royaliste”, ces notions se concrétisent dans l’histoire de France irriguée par ses sources juive et chrétienne. “Comment sortir de l’esclavage ? Par la loi.”  Dans un ouvrage de référence (1), Blandine Kriegel situe l’œuvre libératrice de l’Etat capétien dans la dynamique de la Sortie d’Egypte, jusqu’à ses prolongements modernes. Un fil très solide relie l’ordonnance du 2 juillet 1315, par laquelle Louis X le Hutin abolit le servage dans le royaume, et le Décret d’abolition du 27 avril 1848.

Il faut continuer à vouloir “libérer les esclaves” selon le mot d’ordre lancé par François Perroux. Abolir légalement, sur le territoire national et sur le continent européen, toutes les formes de travail servile : telle est la tâche, immense, pour laquelle nous sommes requis.

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(1) Blandine Kriegel, L’Etat et les esclaves, réed. Payot, 2003.

 Traduire « Black lives matter »

Les contraintes de la mise en page réduisent les notes de référence à leur strict minimum ou les suppriment lorsque le texte de l’éditorial est trop long. Quant au slogan « Black lives matter », j’avais repris la traduction donnée par « Descartes » dans l’excellent article du Blog de Descartes intitulé « Black lives matter… what about the others ? » (1).

Or Dominique Decherf, qui fut Consul de France à Chicago, m’écrit qu’on ne peut traduire « Black lives » par « les vies noires » :

« Blacks’s lives », pour moi, ça ne passe dans l’anglais des américains. C’est trop proche du mot à mot tiré du français. Je maintiens que « Black lives matter » doit se traduire dans une bonne version en « la vie des Noirs compte » et non comme tu le fais « la vie noire » (auquel cas ce serait « Black life » et non « Black lives ») ni comme je le vois parfois dans les médias français « les vies noires comptent », ce qui est néanmoins une meilleure approximation. Tu sais que c’est une reprise d’autres slogans du même genre aux Etats-Unis : par exemple « Culture matters ».

Un lecteur qui enseigne la littérature anglaise à l’Université confirme cette analyse :

Oui, Dominique Decherf a raison. « Blacks’s lives » n’existe pas, qu’il s’agisse d’anglais britannique ou américain. A la rigueur, « Blacks’ lives », sans ‘s (ce qu’on appelle le génitif incomplet), grammaticalement possible mais que je n’ai jamais trouvé. On dirait pareillement « French lives », « English lives », « Italian lives », etc, dans le sens polémique en question (s’il y avait lieu).

« Black life » pour dire « la vie noire » irait, grammaticalement encore, mais serait assez curieux, cela dit, en tout cas pas attesté à ma connaissance. Je verrais plutôt, mais il y aurait un glissement de sens, « the Blacks’ way of life », à partir de « the French way of life ». Il y aurait, outre la légère différence sémantique, une autre construction que pour « Black life »: substantif et génitif incomplet dû au pluriel (Blacks’) plutôt que l’adjectif Black (alors que, dans le cas de « the French way of life », « French » est adjectif).

Editorial du numéro 1193 de « Royaliste » – Juillet 2020

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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