Le débat sur les relations entre le pouvoir politique et les religions oppose trop souvent des masses granitiques : l’Etat, l’Eglise, l’Islam… Or les pouvoirs publics et les religions ne sont pas des entités immuables mais des formations historiques qui n’ont cessé d’évoluer sous l’effet de leurs problématiques internes et du mouvement général de l’Histoire.

Pour comprendre les relations actuelles entre notre République – l’Etat, nos principes constitutifs, le Gouvernement – et les religions, il est indispensable de se situer dans notre très longue histoire. Nous estimons que la préhistoire de la laïcité commence en 1303 avec l’attentat d’Anagni. Rapporteur de la loi de Séparation, Aristide Briand faisait remonter à Pépin Le Bref, père de Charlemagne, l’alliance conflictuelle entre le pouvoir politique et la papauté – avant même que s’esquisse l’histoire de France…

Pour bien saisir les moments de cette dialectique, il faut, comme Lucien Jaume, être historien et philosophe attentif aux disputes théologiques (1). Nos lecteurs sont suffisamment avertis des guerres de Religion, du moment gallican, de la Constitution civile du clergé, du Concordat napoléonien et des relations entre l’autorité religieuse et le pouvoir politique dans les pays musulmans pour que je fasse l’économie d’un résumé. Ce qui me permet de souligner les apports majeurs du travail de Lucien Jaume.

La tolérance est une idée sympathique, dont l’histoire est à retrouver. Avant même d’être dominante, l’Eglise catholique théorise son intolérance avec Saint Augustin. Confronté à l’hérésie donatiste, l’évêque d’Hippone justifie la répression des hérétiques en affirmant qu’il ne faut pas considérer la contrainte en elle-même, mais selon son intention : il est bon de contraindre à rejeter l’erreur et à rechercher la vérité… catholique. Cette argumentation est contestée à l’aube de la modernité et l’édit de tolérance voulu par Henri IV et les Politiques est un admirable progrès puisqu’il met fin aux guerres de Religion. Cependant, l’édit de Nantes assure l’égalité aux emplois des catholiques et des protestants mais pas l’égalité entre les religions. Après Bossuet dénonçant le “poison de la tolérance », après la désastreuse Révocation de l’édit de Nantes, il faut attendre Mirabeau pour que la tolérance, nécessité historique, soit révoquée au profit de la liberté de conscience pour cette simple et bonne raison que “l’autorité qui tolère pourrait ne pas tolérer”. Il faut que la liberté de conscience soit érigée en principe pour que l’autorité cesse d’invoquer les circonstances permettant d’excuser son action liberticide.

L’histoire de l’idée laïque mérite d’être sans cesse revisitée et approfondie. Lucien Jaume souligne que le concept de laïcité est explicite dès la Monarchie de Juillet. Ministre de Louis-Philippe, président du jury de l’agrégation de philosophie et référence majeure de l’Université pendant quatre-vingts ans, Victor Cousin défend un enseignement laïque de la philosophie afin qu’il “serve tous les cultes sans se mettre au service d’aucun en particulier” et François Guizot affirme que “L’Etat n’est pas athée, mais il est laïque”. En 1845, Victor Cousin précise que cet Etat laïque “n’est pas pour cela indifférent ou athée : il est essentiellement moral et religieux, puisque l’idée de justice sur laquelle il est fondé, est par elle-même sainte et sacrée”. Cette réflexion est de très longue portée : elle se trouve au cœur des débats lors de l’adoption des lois laïques.

On se souvient que la loi de 1882 porte sur “l’enseignement laïque de la morale” – et non sur l’enseignement d’une morale laïque – comme le précise Jules Ferry mais on néglige le rôle de Ferdinand Buisson, son conseiller qui rédige les instructions ministérielles : il s’agit d’éduquer le caractère par l’enseignement du bien selon la source judéo-chrétienne enrichie d’une philosophie d’Etat qui fait référence à Platon, Montaigne, Descartes, Kant et à l’école spiritualiste de Victor Cousin. Contre le laïcisme anti-religieux, Ferdinand Buisson affirme qu’il “reste à laïciser la religion, et non à la détruire […]. Elle n’a pas besoin du prêtre pour s’éprendre de l’idéal, pour adorer le beau et le bien, le vrai et le juste”. Pour lui, la laïcité, qui s’identifie à la démocratie, se situe dans la continuité du christianisme.

Au contraire, Emile Durkheim souhaite la sécularisation et professe une laïcité a-religieuse dans une société qui transcende les individus et où la “conscience collective” remplace la communion catholique : selon l’éminent sociologue, “la société nous oblige parce qu’elle nous domine”. On ne saurait trop durcir l’opposition entre ces deux patriotes qui voient dans la mobilisation héroïque des Français pendant la Grande Guerre l’effet de l’enseignement moral reçu à l’école laïque, et dans le sacrifice des combattants – Durkheim perd son fils unique, Buisson un petit-fils – la marque d’une nouvelle sacralité.

La belle controverse entre Ferdinand Buisson et Emile Durkheim permet de poser la question complexe de la neutralité de l’État en régime de laïcité. Il est clair que la République est neutre au regard des religions car elle n’intervient pas dans les questions relatives à la foi religieuse et parce qu’elle respecte le principe d’égalité entre les religions qui avait d’ailleurs été proclamé par la Monarchie de Juillet dans le cadre du Concordat de 1801. Mais Lucien Jaume écrit très justement que “le projet républicain est éthico-politique en soi”. Est affirmée une éthique de la dignité humaine de source judéo-chrétienne et qui inspire la morale kantienne mais aussi le projet cicéronien de la cultura animi, cette “culture de l’esprit” qui est une éducation au savoir, à la liberté et à la beauté.

La laïcité n’est pas une religion et il n’y a pas de religion civile en France mais il y a une spiritualité res-publicaine : celle-ci affirme la liberté de conscience et les libertés démocratiques dans une perspective universaliste aujourd’hui récusée par le fanatisme islamiste, par les divers communautarismes et par une normalisation européiste marquée par la conception étatsunienne des relations entre le politique et le religieux. Il y a bien une “laïcité américaine” avec séparation des églises et de l’Etat mais cette laïcité est négative : la Constitution interdit de porter atteinte aux religions mais elle ne commande pas de les garantir. En France, l’État ne connaît pas de “liberté religieuse” mais il contrôle et réglemente l’exercice de cultes – ce qui implique reconnaissance et protection de ceux-ci.

Notre laïcité française n’est pas figée. Lucien Jaume attire notre attention sur une évolution contraire à la conception libérale qui inspirait le législateur de 1905. Aristide Briand soulignait que “toutes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légalement invoqué […], c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur”. Les atteintes à l’ordre public sont alors définies selon la matérialité de faits qui se déroulent sur la voie publique : bagarres, manifestations non-déclarées etc. Or depuis une quinzaine d’années, le législateur tend à concevoir la laïcité comme une liberté publique d’essence supérieure – au mépris du principe d’égalité des libertés – qui créerait son propre ordre public afin de laïciser la société, en fixant le permis et l’interdit en matière de mœurs aux citoyens circulant dans l’espace public. Le débat sur le port du voile dans la rue se réduit à des échanges polémiques alors que nous sommes confrontés à un problème qui concerne les pouvoirs et les limites de l’Etat dans le domaine de la moralité.

Tout au long de l’histoire de la laïcité, l’Etat a maintenu le dialogue avec les religions. S’il est vrai que “la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte” selon la loi de 1905, les gouvernements successifs ont maintenu toutes sortes de liens avec les autorités religieuses : les fêtes catholiques ont été maintenues, les aumôniers ont pu exercer leurs fonctions dans les établissements publics, alors que Rome manifeste son hostilité à la législation française. En 1864, le Syllabus publié par Pie IX avait condamné les erreurs modernes, parmi lesquelles le libéralisme politique et l’indifférentisme religieux et la loi de Séparation provoque la colère du Vatican. L’encyclique Vehementer nos du 11 février 1906 rejette totalement la loi de 1905 et Gravissimo officii du 10 août 1906 interdit aux évêques d’organiser les associations cultuelles prévues par la loi. Le conflit s’apaise après la Première Guerre mondiale mais les relations entre l’Etat et l’Eglise après la Libération seraient à étudier. De nos jours, les relations sont devenues courtoises et l’Etat entend volontiers l’avis des diverses autorités religieuses – sans les écouter.

Religion de la sortie de la religion (Marcel Gauchet), le catholicisme pèse peu dans le débat politique contemporain mais on aurait tort de négliger les débats qui le traversent. Lucien Jaume s’intéresse au débat lancé par Bernard Bourdin (2) et se demande comment des citoyens chrétiens pourraient gouverner et selon quelle conception de la démocratie. Très tardivement reconnu à l’égal des religions – c’est sous la Monarchie de Juillet que les rabbins perçoivent le même traitement que les prêtres et les pasteurs – le judaïsme connaît également des évolutions que beaucoup perçoivent grâce aux livres de Delphine Horvilleur, l’une des femmes rabbin qui officient en France.

La grande question du moment est posée par l’islam sunnite. Après avoir étudié la dialectique du politique et du religieux dans l’Islam, souligné ce qui sépare le shiisme du sunnisme et rappelé l’importance du courant mutazilite pour lequel “le Coran a été créé” et qui affirme la possibilité d’interpréter le texte sacré, Lucien Jaume explique la lente construction d’un “islam gallican” selon l’expression métaphorique de Jacques Berque. Face à la menace djihadiste, au repli communautariste et au défi de la croyance mondialisée, il faut que l’Etat continue à encourager la constitution d’un islam de France, se développant dans le cadre de la souveraineté française et se donnant une représentation solide auprès des pouvoirs publics.

Lucien Jaume conclut son ouvrage magistral par une note d’optimisme raisonné. On peut y souscrire en songeant aux tragédies que nous avons surmontées au cours de notre histoire : huit guerres de Religion, le schisme après la Constitution civile du clergé, la fracture politico-religieuse sous la IIIe République, l’abîme vichyste en prolongement criminel d’un très vieil antisémitisme. Aujourd’hui, il n’y a pas de guerre entre les religions mais des menées factieuses, plus faciles à briser dès lors que l’Etat montre qu’il en a la volonté.               

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(1) Lucien Jaume, L’éternel défi, L’Etat et les religions en France des origines à nos jours, Tallandier, 2022.

(2) Bernard Bourdin, Catholiques : Des citoyens à part entière ? Le Cerf, 2021, et le débat entre Lucien Jaume et Bernard Bourdin le 9 février aux Mercredis de la NAR sur notre chaîne YouTube.

 

 

 

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