L’Etat insouverain

Avr 23, 2022 | Res Publica

 

 

Serviteur chevronné de l’Etat, ardent défenseur de la laïcité, Gilles Clavreul dénonce dans un essai sérieusement argumenté (1) l’impuissance publique et ses conséquences sur la société française, désormais livrée à elle-même.

Enarque, préfet, l’ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme n’a pas seulement une connaissance étendue du fonctionnement de l’Etat et des collectivités décentralisées. Ce titulaire d’un DEA de sciences politiques sait mettre l’Etat moderne dans sa perspective historique et souligne fort justement son rôle décisif, quant à la formation du royaume qui allait devenir une nation. Gilles Clavreul dit bien que la dynamique étatique prend sa force au Moyen-Âge, dans la lutte contre les féodaux et l’opposition à la puissance temporelle des papes mais il ne souligne pas assez le rôle du pouvoir incarné, sa capacité symbolique à créer la réalité collective. Il ne s’agit pas seulement de mettre l’accent sur la royauté : nous sommes toujours inscrits, vaille que vaille, dans un système de médiations formé par l’Etat, le Pouvoir et la Nation, chaque élément du système relevant d’un ordre de souveraineté – étatique, populaire, nationale.

Ce système de médiations s’est affirmé lentement, difficilement, à travers et au sortir de crises violentes – les guerres de Religion, la Révolution française, les révolutions démocratiques et sociales – et c’est à de nouvelles situations critiques que nous sommes aujourd’hui confrontés. Gilles Clavreul retrace avec précision le chemin qui conduit à l’impuissance publique : néo-libéralisme anglo-saxon, deuxième gauche française, austérité budgétaire, New Public management … qui ont aggravé les fractures sociales et suscité en réaction des entreprises populistes et identitaires dont nous ne sommes pas sortis.

Tout ce travail du négatif est clairement expliqué mais il faut cependant regretter que la question du pouvoir politique soit trop souvent réduite aux phénomènes liés à la conjoncture électorale. L’adoption du quinquennat sous l’égide de Jacques Chirac et de Lionel Jospin a marqué concrètement la dérive de la Ve République vers un régime oligarchique qui avait, dans le même temps, livré la politique économique et sociale aux disciplines négatives de la “monnaie unique”. Le quinquennat a favorisé la toute-puissance du président de la République mais celui-ci n’a cessé de se comporter comme un Premier ministre et la fonction arbitrale, qui est l’attribut essentiel du chef de l’Etat, a complètement disparu. C’est là un point fondamental dans le procès en illégitimité qui est fait à chacun des présidents quinquennaux. L’impuissance publique, c’est aussi cette incapacité à arbitrer, aggravée par le fait que Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron ont été successivement le président des riches et celui des super-riches. Le principe de justice, qui est la raison d’être du pouvoir politique, a été sans cesse violé au nom de la défense systématique des intérêts de la classe possédante.

Il faut surtout s’étonner que ce livre consacré au silence de l’Etat fasse à ce point silence sur la question de la souveraineté. Le mot figure dans le livre à sept reprises mais seulement dans les chapitres historiques. La soumission du droit national au droit de l’Union européenne est rapidement évoquée mais Gilles Clavreul ne s’inquiète pas du rôle des juridictions nationales, devenues des organes supplétifs de la Cour de justice de l’Union européenne (2), de la production par ladite Cour d’une jurisprudence tirée de l’idéologie néo-libérale, de la confusion anti-démocratique des pouvoirs dans l’Union européenne. Silence, dans le livre, sur l’arrêt van Gend & Loos de 1963 affirme le principe de « l’effet direct » selon lequel les ressortissants des Etats membres sont sujets du droit communautaire et peuvent donc poursuivre en justice un Etat membre qui ne respecterait pas ce droit communautaire. Silence sur l’arrêt Costa & Enel de 1964 qui  décide que le droit communautaire dans son ensemble est supérieur au droit national antérieur…ou postérieur afin d’imposer une limitation définitive aux droits souverains des Etats.

De manière significative, Gilles Clavreul consacre de longues pages très argumentées à l’affaire de l’aéroport de Notre-Dame des Landes, dont la construction avait été approuvée en 2016 par 55% des votants à la suite d’une consultation référendaire locale et qui a été abandonnée par décision de Matignon en 2018. Mais pas un mot, dans le livre, sur le référendum de 2005 qui avait très clairement rejeté le “Traité constitutionnel européen” que l’on a retrouvé dans le traité de Lisbonne. Silence sur ce violent déni de démocratie, qui a scellé le pacte entre la droite et la gauche oligarchique. Silence sur le Pacte budgétaire qui a constitutionnalisé, au mépris de la raison juridique et de la raison économique, la prétendue “règle d’or” de l’équilibre budgétaire. Dans un livre publié en 2014, Christian Salmon écrivait que “le hollandisme est la forme politique de l’insouveraineté néolibérale, fossoyeur non seulement de la gauche, mais du politique” (3). L’épreuve macronienne montre que c’est l’Etat qui a confirmé au fil de ces vingt dernières années son insouveraineté.

Dans les dernières pages de son livre, Gilles Clavreul dessine “les voies de la reconstruction”. Il faudrait, nous dit-il, que l’Etat reconstitue la prétendue société civile en Peuple français. Cela impliquerait le restauration du rôle du Parlement, l’allongement de la durée du mandat présidentiel, le recours au référendum. Il faudrait aussi “reprendre en main le territoire et restructurer la puissance publique” et enfin “assumer l’exercice du pouvoir spirituel”. Ce dernier point mérite un vaste débat, sur lequel nous reviendrons en analysant l’ouvrage qu’Éric Anceau consacre à la laïcité (4). Il faudrait avant tout se souvenir qu’aux termes de l’article 5 de notre Constitution, le président de la République “est le garant de l’indépendance nationale”. Pas de puissance publique sans plein exercice de la souveraineté.

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(1) Gilles Clavreul, Dans le silence de l’Etat, Comment l’impuissance publique livre la société à elle-même, Editions de l’Observatoire, 2021.

(2) Jean-Éric Schoettl, La démocratie au péril des prétoires, De l’Etat de droit au gouvernement des juges, Gallimard/Le Débat, 2022.

(3) Christian Salmon, Les derniers jours de la Ve République, La descente aux enfers, Fayard, 2014.

(4) Éric Anceau, Laïcité, un principe, De l’Antiquité au temps présent, Passés/Composés, 2021.

 

Article publié dans le numéro 1233 de « Royaliste » – 24 avril 2022   

 

 

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