L’Europe à la découpe

Jan 24, 2005 | Union européenne

Mots clefs : Balkans | Est européen | Russie

 

 

En France et dans bien d’autres pays, des mouvements nationalistes s’opposent à l’Europe en tant que telle : leurs arguments sont nets, il est simple d’y répliquer.

Il existe une autre façon de s’opposer à l’Europe, douce, séduisante et fort hypocrite car elle invoque à la fois l’idéologie européiste et un « réalisme » non moins européen. Point de parti ni de complot : depuis l’effondrement de l’Union soviétique, divers personnalités créent un état d’esprit, lancent des mots d’ordre, entretiennent des fantasmes sans affirmer leurs véritables desseins.

Je vise ces anticommunistes patentés, libéraux et socialistes, qui ne se sont jamais remis de la chute du mur de Berlin. Ils vivaient dans une petite Europe bien délimitée par des miradors et des barbelés, théoriquement défendue par les Etats-Unis, au sein de laquelle ils pouvaient rêver à un « dépassement » fédéraliste des nations.

Ces européistes étriqués ont glorifié les révolutions de l’Est mais leurs angoisses et leur dépit sont perceptibles : il leur faut tracer de nouvelles frontières et se faire peur avec de nouveaux ennemis, alors que l’élargissement de l’Europe rend toujours plus invraisemblable la constitution d’un Etat fédéral européen.

Nous les voyons se complaire dans l’hostilité à une Russie qui serait sous la poigne du KGB et brandir l’épouvantail turc. De temps à autre, ils relancent l’idée de la petite Europe qui serait formée par le « peloton de tête » des pays les plus riches de l’ouest du continent. Ce qui ne les empêche pas de désirer l’adhésion rapide de la Croatie, sans tenir compte de l’empreinte noire d’un passé récent, et de faire campagne pour l’entrée de l’Ukraine – sans attendre de voir comment ce pays va évoluer.

Le fantasme d’un « saint empire » sans pape ni empereur prend ici le pas sur les « réalités », au nom d’une idéologie politico-religieuse qui s’avoue rarement comme telle.

Mais le réalisme n’est pas sacrifié pour autant. Il est au contraire roidement invoqué lorsqu’il s’agit d’écarter les candidats qui déplaisent. Ces temps-ci, l’ambiance devient nettement hostile à des « Balkans » dont on retranche la Croatie catholique et qui s’étendent à la Roumanie.

Cette curieuse géographie politique est assortie de critères multiples, variables ou aberrants. Tantôt on fait différence entre les pays qui faisaient partie de l’empire des Habsbourg et ceux qui vivaient sous domination ottomane. Ou bien on dresse une muraille entre la latinité catholique et la chrétienté orthodoxe.

Au choc imaginaire de « civilisations » dont on ignore l’histoire et de peuples qu’on méconnaît, s’ajoutent des jugements téméraires, parfaitement humiliants pour les  nations de l’Est. La Roumanie est trop corrompue – comme si les fonctionnaires bruxellois et les parlementaires strasbourgeois étaient tous blancs comme neige. La Bulgarie est en retard – comme si ses puissants partenaires de l’Ouest n’étaient pas en régression sociale. L’Albanie ne serait pas vraiment une nation, et la vieille nation serbe ne serait pas un Etat… L’avenir de la Bosnie-Herzégovine est incertain – mais on oublie les responsabilités des pays de l’Ouest dans le pourrissement de la situation.

Ne nous laissons pas prendre à ces jeux pervers. On manipule l’histoire, on instrumentalise les religions, on bricole des analyses économiques en vue d’un seul objectif : creuser un nouveau fossé, aussi profond que possible, entre deux moitiés du continent. La définition de cette frontière intérieure ne sera jamais indiquée publiquement mais il est clair que les oligarchies ouest-européennes veulent séparer autant que possible les riches et les pauvres, quitte à passer des accords fructueux avec les mafieux russes et les affairistes turcs. Telle est la véritable signification du « partenariat privilégié » cher à Nicolas Sarkozy.

Placés sous tutelle, soumis à la dictature du FMI ou enfermés dans le système des visas, beaucoup d’européens de l’Est éprouvent de la déception et du ressentiment à l’égard d’une Europe qu’ils constituent autant que nous. Ne laissons pas les européistes fabriquer du nationalisme. Ne pactisons pas avec les nationalistes qui se réfère à une vision imaginaire de la nation.

***

Editorial du numéro 852 de « Royaliste » – 24 janvier 2005

Partagez

0 commentaires