L’Europe désenchantée

Avr 1, 1987 | Union européenne

 

Triste anniversaire que celui de la signature, le 25 mars 1957, du Traité de Rome. Trente ans d’Europe, dit-on, comme si l’Europe au moins bimillénaire avait attendu ce moment pour exister. Trente ans pour rien ? D’évolutions « inéluctables » en dates « historiques », beaucoup se prennent aujourd’hui à douter. La Communauté européenne fondée en 1957 était déjà un pis-aller, comme l’a très justement rappelé André Fontaine dans «Le Monde» (1). Le mythe supranational, conçu dans le louable souci d’éviter de nouvelles guerres, n’était pas parvenu à prendre consistance. L’Europe militaire avait à son tour connu un échec cinglant dans la mauvaise affaire de la CED. Restait la perspective d’une intégration économique dont on attendait une « prise de conscience » politique …

Cette double ambition laisse aujourd’hui la place au désenchantement. Malgré les réalisations communes, industrielles et agricoles, malgré l’élection d’une Assemblée au suffrage universel, la communauté européenne n’a pas pris corps et ce n’est pas la signature de l ‘Acte unique européen qui peut redonner force et dynamisme à un ensemble flou et paradoxal.

CONFRONTATIONS

La prétendue communauté européenne souffre en effet d’un vice de conception qui la détruit ou la paralyse au fur et à mesure qu’elle semble se faire. On a voulu intégrer, dans un cadre libéral, des économies qui ne sont pas complémentaires. Il était fatal que, plutôt que de conjuguer leurs efforts, les nations et les entreprises se trouvent dans une opposition d’intérêts quasi-permanente. Telle est bien la réalité quotidienne. Le Marché commun agricole n’est qu’une épuisante confrontation d’intérêts difficilement conciliables, un système d’une effarante complexité qui survit dans une crise permanente. Le marché commun industriel, quant à lui, est le champ clos d’une lutte acharnée entre des entreprises qui, plutôt que de s’associer, se disputent les marchés extérieurs et choisissent volontiers de s’allier avec les Américains et les Japonais pour mieux lutter contre leurs rivales européennes. Point de politique ni de stratégies qui exprimeraient spontanément la solidarité rêvée mais, pour tenter de l’atteindre, ou du moins pour atténuer le choc des intérêts divergents, une lourde bureaucratie produisant des décisions volontairement obscures, et des réglementations artificielles ou paralysantes.

Point d’autonomie non plus dans cette Europe qui devait devenir le « troisième grand », puisqu’elle demeure soumise à la logique impériale des Etats-Unis, puisqu’elle ne sait ni ne veut résister à son chantage et à ses pressions comme on l’a vu encore récemment dans le domaine agricole. Enfin, l’élargissement de l’Europe, qui n’est certes pas une mauvaise chose, paraît marqué d’une redoutable ambiguïté : plus la Communauté européenne s’étend, plus elle devient hétérogène et moins elle a de chances de réaliser l’intégration souhaitée.

QUELLE IDENTITÉ ?

Face à ce constat en forme d’impasse, faut-il tirer un trait sur ces trente dernières années et revenir à la doctrine de chacun pour soi ? Plutôt que de se réfugier dans un nationalisme autarcique, qui serait tout aussi décevant, il paraît nécessaire de redéfinir l’entreprise commune en fonction de ce qui est apparu solide et efficace. On s’est bercé d’illusions, en donnant à imiter le modèle des Etats-Unis d’Amérique qui se sont créés dans des conditions, selon des références et par des procédés qui ne sauraient être reproduits sur notre continent. L’Europe a inventé la nation. L’Europe n’a et n’aura d’existence que par ses nations. Au lieu de songer à fondre celles-ci dans une fédération dépourvue de principe fédérateur et, heureusement, de puissance fédératrice, il faut s’appuyer sur les nations pour constituer un ensemble durable. On s’est trompé de projet en s’assignant une intégration économique, donnée comme préalable à l’unité et à la fusion politiques. La vocation de l’Europe est dans la coopération, et celle-ci dépend de la volonté politique de ses nations les plus dynamiques. Les réalisations techniques (Ariane, Airbus), les projets à long terme (Euréka), les accords positifs (Lomé) qui relient la CEE aux pays extérieurs reposent sur des volontés politiques nationales qui savent transcender, mieux que la bureaucratie supranationale, les divergences d’intérêts.

Mais l’entreprise européenne ainsi définie ne saurait se réduire à des réussites techniques et à des échanges commerciaux mieux équilibrés. Son héritage intellectuel, moral et spirituel l’oblige à être autre chose qu’une zone de coopération économique. L’Europe telle qu’on l’envisage à Bruxelles et à Strasbourg vit dans l’oubli d’une part d’elle-même et conçoit son unité à l’intérieur de frontières militaires et idéologiques qui la mutilent. La poésie, la musique, la philosophie, la littérature, l’architecture, nous disent qu’il n’y a pas d’Europe passée et à venir sans Prague, sans Varsovie, sans Budapest. Nous le savons, mais nous ne sommes capables de vivre cette relation essentielle aux nations européennes asservies que sur le mode de la commémoration nostalgique et de la solidarité verbale.

Point d’identité européenne sans resserrement des liens entre toutes ses capitales, malgré la logique des blocs et contre elle. Point de solidarité européenne sans effort pour penser sa civilisation, et pour la faire vivre autrement que sur le mode de – la réminiscence historique.

Victime de ses illusions, touchée par une crise grave, exposée aux empires rivaux, trop oublieuse d’elle-même, l’Europe a-t-elle dit son dernier mot ?

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(1)    25 mars 1987

Editorial du numéro 468 de « Royaliste » – 1er avril 1987

 

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