L’Europe du temps perdu (2002)

Déc 31, 2002 | Union européenne

Les anti-européistes et certains supranationalistes espéraient la victoire du Non en Irlande. L’effacement du traité de Nice aurait conforté les premiers dans leur vision nationale, et les seconds voyaient dans cette nouvelle réaction négative l’occasion d’adopter au plus vite une constitution fédéraliste. Il se vérifie que la construction européenne – ou ce qui en tient lieu – est étrangère aux grands soirs comme aux matins radieux.

Faute de fondations solides, le bâtiment s’enfonce peu à peu dans un sol meuble. Architectes rêveurs, concepts élastiques, pensées molles, idéologie creuse : tout conspire pour qu’on perde en densité ce qu’on croit gagner en hauteur et en étendue. Aux traités ambigus (Rome et Maastricht) se sont ajoutés d’autres traités (Amsterdam et Nice) que les européistes les plus fervents fustigent avec pertinence. Le projet de constitution, préparé dans l’indifférence des peuples européens, est présentée comme la solution miraculeuse au système à blocages multiples qui sert maintenant de charte commune aux quinze pays membres de l’Union européenne. Le Non irlandais nous aurait enfoncés dans l’impasse. La victoire du Oui nous contraint à y patauger quelques années de plus. Et qu’on ne nous dise pas que l’élargissement de l’Union nous permettra d’y échapper !

Précisons ce point. Pour nous, l’Europe n’a pas à s’élargir puisque qu’elle constitue depuis plusieurs siècles un ensemble historico-culturel de dimension continentale à vocation universelle. Rendu possible par l’effondrement du système soviétique, le projet européen consiste à instituer dans l’ordre politique ce qui existe dans l’esprit des peuples et des nations. Cela signifie qu’il serait logique, et urgent, de rassembler dans une confédération tous les Etats qui ont été et qui demeurent partie prenante dans l’histoire européenne. Tous les Etats : La Russie, la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, sans oublier ceux qui sont apparus sur l’ancien territoire yougoslave.

Faute d’avoir choisi il y a dix ans la voie confédérale, les principaux dirigeants européens ont implicitement accepté une Europe restreinte et définie selon des critères économiques douteux ou fallacieux. Les médiocres calculs des oligarques ouest-européens, l’ultra-libéralisme qu’ils professent, la logique concurrentielle qui prédomine à Bruxelles n’ont fait qu’aggraver les choses : au lieu d’organiser la coopération des Etats en vue du développement commun, la technocratie pratique l’excommunication méprisante des Roumains et des Bulgares, et les oligarques promettent aux dix pays sélectionnés l’entrée dans le paradis libéral alors que l’ultra-concurrence et le capitalisme financier ravagent les plus prospères de nos contrées.

Longtemps, le tissu des mensonges et des fadaises a masqué les contradictions. Aujourd’hui, le voile se déchire. Le président de la Commission européenne a dénoncé le caractère « stupide » du Pacte de stabilité, provoquant le scandale (1). Mais Romano Prodi est allé beaucoup plus loin dans l’aveu. Pour lui, « le fait que l’Europe passe de 15 à 25 membres n’entraînera aucune difficulté supplémentaire », parce que « la paralysie est déjà là » : les Quinze voudraient affirmer leur puissance, mais ils sont incapables de décider de modestes réformes.

Le président de la Commission espère donc que l’élargissement incitera à la décision, comme naguère la création du système de l’euro dont il souligne au passage l’absurdité. Pour reprendre ses propres termes, les paralysés sont donc « sur la bonne route » ! M. Prodi est pourtant bien placé pour savoir que les oligarques européens ne sont d’accord sur rien : ni sur la politique agricole commune, ni sur le financement de l’élargissement, ni même sur la nature de leurs désaccords puisque la France, premier moteur de l’Europe avec les Allemands, n’a plus, selon lui, de politique européenne…Comme l’augmentation du nombre des pays membres aggravera la paralysie de l’Union européenne, faute d’une transformation préalable de ses institutions, la confusion va devenir extrême.

On pourrait en rire, ou s’en satisfaire. Hélas ! Nous allons continuer à perdre notre temps alors que les peuples d’Europe souffrent du laisser-faire. Nous ne savons plus où nous en sommes, mais nous sommes dans une tragédie.

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(1) Cf. Le Monde du 18 octobre

Editorial de « Royaliste » – 2002

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