Alors que la mythologie supranationaliste tend à disparaître, alors que la langue de bois technocratique continue d’accabler les esprits, est-il possible de penser politiquement la question de l’Europe ? Ancien ministre des Affaires européennes, Elisabeth Guigou s’y est essayée dans un livre d’une rare densité. C’est pour nous l’occasion d’ouvrir publiquement le débat avec elle.

Des livres d’anciens ministres, il s’en fabrique toujours quelques-uns après un changement d’équipe gouvernementale. Parfois, il s’agit simplement de compléter la panoplie du responsable politique de haut rang. Parfois, d’évoquer une expérience et de prolonger une réflexion. L’essai qu’Élisabeth Guigou vient d’adresser aux Européens (1) appartient manifestement à la seconde catégorie – celle des ouvrages de conviction. Le sien s’appuie en outre sur la très solide expérience retirée des fonctions que l’auteur a exercées, comme conseillère du président de la République, comme secrétaire générale du SGCI (2) puis comme ministre des Affaires européennes.

Faute de la place nécessaire pour examiner chaque point, je me bornerai à indiquer rapidement trois accords majeurs avant d’en venir au débat :

Le premier concerne les erreurs d’appréciation qui émaillent les dénonciations quasi rituelles de la Commission de Bruxelles. Ainsi la fameuse affaire des fromages au lait cru, qui mit en émoi jusqu’au prince Charles d’Angleterre : c’est à la demande de fabricants de fromages français que les douze ministres de l’Agriculture (et non la Commission) adoptèrent une directive européenne qui reconnaissait l’innocuité des fromages au lait cru et qui leur ouvrait par conséquent l’ensemble du marché européen… Nul ne conteste l’existence de la bureaucratie bruxelloise. Encore faut-il que les critiques qu’on lui adresse soient adéquates.

Le deuxième point d’accord concerne l’analyse du pouvoir politique en Europe, tel qu’il résulte du traité de Maastricht. A juste titre Élisabeth Guigou montre que le traité fait du Conseil européen (où siègent les chefs d’État et de gouvernement) le lieu où s’exerce le pouvoir suprême de décision : « tout ce qui sera décidé dans la future Union européenne le sera par les Premiers ministres, ou par le président de la République en ce qui concerne la France, réunis en Conseil européen » (3). Comme, par ailleurs, le traité prévoit l’application du principe de subsidiarité (à chaque pouvoir de décision, toutes les responsabilités dont il est capable) la fameuse technocratie bruxelloise se trouve strictement délimitée par le Conseil éminemment politique des chefs d’État et de gouvernement et par les pouvoirs nationaux et locaux. En d’autres termes, le politique est rehaussé aux dépends de la gestion économico-administrative, et le domaine européen s’inscrit dans des limites précises.

Le troisième point d’accord concerne la volonté de « réconcilier la nation et l’Europe « en soulignant que « les vieilles nations d’Europe ne changeront pas de nature » dans l’Union européenne. Élisabeth Guigou aurait avantage à ne pas utiliser la formule douteuse de « l’Etat-nation » (en France, la nation ne se résorbe pas dans l’État, qui est le serviteur de la nation) mais l’essentiel est clairement rappelé quant à l’identité de la nation française et quant à ses intérêts majeurs.

De manière toute diplomatique, Élisabeth Guigou montre que la France a tout intérêt à l’Union européenne telle qu’elle résulte du traité de Maastricht dans la mesure où cette Union peut contenir la puissance économique d’une Allemagne unifiée. Et de citer Helmut Schmidt, qui a exprimé dans un article de Libération (4) tout le « non-dit » de la campagne du référendum sur Maastricht : « Si chacun va son chemin, l’Allemagne sera dominante en Europe… la nécessité d’ancrer l’Allemagne dans l’Europe sera de plus en plus fondamentale dans l’intérêt de ses voisins ».

C’est aussi par rapport à l’Allemagne qu’a été défini en partie l’objectif de la monnaie unique, dans la mesure où c’est par ce moyen que la France peut espérer reconquérir une part de sa capacité de décision dans le domaine monétaire – alors que notre pays se trouve depuis trop d’années soumis aux décisions de la Bundesbank. La monnaie unique a d’autres avantages, puisqu’elle permettrait la constitution d’une zone de stabilité monétaire, qui permettrait aux pays européens de mener une politique de change favorable à leur commerce extérieur ; l’ambition est donc justifiée.

Il reste que la perspective de l’union économique et monétaire s’est éloignée depuis la signature du traité de Maastricht : le Système monétaire européen est devenu un cadre très flou depuis la tempête monétaire de l’été 1993, et les pays qui peuvent satisfaire aux critères de convergence de leurs économies (taux d’inflation réduit, déficit budgétaire limité, etc.) sont de moins en moins nombreux. Il reste que la France a fait des concessions majeures à l’idéologie libérale, en acceptant l’illusion du « marché unique », en acceptant le principe de l’indépendance de la Banque centrale européenne et par conséquent des banques centrales nationales (ce que le président de la République a publiquement regretté), en acceptant que le taux de chômage ne figure pas parmi les critères de la bonne gestion économique, en acceptant la libération des mouvements de capitaux – et par conséquent le risque de la déstabilisation économique sous l’effet de mouvements de spéculation et de panique. Nous n’avons pas fini de payer le prix, très lourd, d’un objectif monétaire qui, selon Élisabeth Guigou, « paraît hors de portée aujourd’hui ».

Ces difficultés n’empêchent pas Élisabeth Guigou de vouloir aller plus loin. La libre circulation des citoyens n’est pas acquise, l’Europe sociale n’est pas faite, la politique commerciale commune est à reconstruire, la politique industrielle européenne reste un vœu pieux, mais notre auteur envisage dès à présent une diplomatie et une armée communes. Faute de pouvoir exister concrètement, l’Europe cherche son être dans le dépassement – mais laisse dès lors un nombre croissant de problèmes en suspens.

Inscrit dans le traité de Maastricht, le projet de politique extérieure commune repose sur une sympathique tautologie : une diplomatie commune évite par définition les divergences d’intérêts nationaux. Certes ! Une diplomatie commune aurait évité que l’Allemagne mène une politique autonome (et belliciste) en Croatie, et que la Grèce décide unilatéralement le blocus de la République de Macédoine. Encore faut-il réfléchir aux conditions qui rendent possible cette diplomatie. Or ces conditions sont institutionnelles. Une politique étrangère commune suppose une autorité capable d’arbitrer et de décider en dernier ressort, donc un pouvoir de nature politique assurant l’unité de l’ensemble européen, dans ses intérêts majeurs et dans son projet. Il en est de même pour une armée européenne qui suppose, comme dans une nation constituée, un chef des Armées qui soit détenteur d’une autorité politique légitime.

Or c’est bien sur la question de l’autorité politique que l’Europe se heurte à des impasses. D’une part, il faut souligner que l’Europe vit dans l’indécision permanente ; faute de consensus entre les diverses nations, elle retarde sans cesse les choix cruciaux et se satisfait de compromis qui ont l’avantage d’éviter les décisions capitales : pas de choix entre le libéralisme et l’optique dite « keynésienne », pas de choix entre l’approfondissement et l’élargissement, pas de choix entre la fédération et la confédération.

Pourquoi ? Parce que ces choix majeurs feraient éclater le beau mythe de l’unité de vues et d’intérêts des Douze. Résultat : on laisse les événements décider, ce qui est toujours la pire des solutions, ou bien on laisse les plus déterminés dicter une ligne de conduite. On accepte l’élargissement parce qu’il n’y a pas de raison de le refusa mais en sachant que plus les partenaires seront nombreux plus les décisions capitales seront difficiles à prendre. On accepte de reconnaître la Slovénie et la Croatie à la suite de l’Allemagne pour maintenir une unité de façade tout en sachant qu’on jette de l’huile sur le feu… Il n’en sera toujours ainsi : derrière le paravent de la politique étrangère commune, la vraie question sera toujours de savoir quelle est la grande puissance (la France, ou l’Allemagne) qui inspirera l’ensemble européen. A moins, bien sûr, qu’on ne décide de trancha la question des structures politiques dans le sens de la constitution d’un pouvoir supérieur aux nations. Mais ce serait affronter des paradoxes majeurs :

– le choix d’un pouvoir supranational suppose que les douze ou les seize nations européennes aliènent leur souveraineté, ce que la plupart refusent : une constitution fédérale ? Un président de l’Europe élu au suffrage universel ? Personne ne songe plus à proposa ce type de solution.

– par conséquent, il ne peut y avoir qu’un approfondissement limité de l’Europe, car cet approfondissement supposerait une autorité forte, et sans doute un pouvoir autoritaire. Contrairement à ce qu’on entend partout depuis trente ans, plus d’Europe signifie moins de démocratie et les déclarations sur l’Europe des citoyens restent des vœux pieux. Déjà l’autonomie de la Banque de France fait perdre aux citoyens français le contrôle qu’ils exerçaient sur des aspects majeurs de la politique économique…

– si tant est qu’elle puisse se constituer, une Europe approfondie serait contraire à l’idée même de l’Europe car rien de fondamental ne justifie qu’une partie du continent européen soit exclue ou constitue une zone de deuxième catégorie. C’est pourtant ce à quoi aboutit l’idée d’une Europe à plusieurs vitesses, que reprend Élisabeth Guigou. Inscrite dans la logique libérale, cette conception de l’Europe renforcerait la division du continent entre pays riches et pays pauvres. Tel est d’ailleurs le choix implicite des classes dirigeantes européennes, qui acceptent d’intégrer à terme l’Europe centrale, mais qui estiment que les nations plus à l’Est relèvent de l’assistance.

Les thèses d’Élisabeth Guigou soulèvent donc de sérieuses objections. Celles-ci ne procèdent pas d’un nationalisme inavouable, mais de la volonté de définir un projet possible pour l’Europe de demain. Il est nécessaire de préciser la structure européenne, en faisant le choix de la formule confédérale. Il est nécessaire de renoncer à l’idéologie libérale, avant même que les peuples européens n’imposent cette rupture. Il est nécessaire d’organiser la grande Europe – celle qui va de l’Atlantique à l’Oural – afin de poser les conditions de la paix et de la prospérité pour tous les Européens. Ces projets peuvent être facilement énoncés. Ils sont ici simplement évoqués dans l’espoir de faire rebondir le débat sur la construction de l’Europe.

***

(1) Pour les Européens, Flammarion, 1994.

(2) Secrétariat général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne.

(3) Élisabeth Guigou, p. 73.

(4) 21 septembre 1993

Article publié dans le numéro 622 de « Royaliste » – 16 mai 1994.

 

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