L’HONNEUR DES OLIGARQUES
La condamnation d’Alain Juppé ? Ni joie mauvaise, ni même étonnement à l’annonce du jugement. Dans une affaire somme toute minable, mais révélatrice d’un vaste système délictueux, le premier couteau d’un ancien maire de Paris se voyait éliminé du jeu en raison de son inéligibilité. Ce n’était que justice…
La surprise est venue du comportement du personnel chiraquien sur la scène médiatique : une mobilisation exceptionnelle, une dramatisation réussie, une issue heureuse à ce qui fut présenté comme une tragédie.
Cette affaire Juppé paraîtra ridicule et odieuse dans quelques années. Elle nous permet aujourd’hui de pénétrer au plus profond de la mentalité oligarchique sans qu’il soit besoin de recourir à la psychanalyse sauvage ou à la sociologie : il suffit de juxtaposer les phrases écrites par les juges de Nanterre et celles prononcées par les amis du maire de Bordeaux, avant que celui-ci ne décide de conserver, pour un temps, ses diverses fonctions.
Dans un jugement dont un éminent juriste nous dit qu’il est « d’une rectitude parfaite » (1), il est écrit qu’Alain Juppé, « coupable des faits de prise illégale d’intérêt »est condamné à une peine de 18 mois d’emprisonnement avec sursis parce que « la nature des faits commis est insupportable au corps social comme contraire à la volonté générale exprimée par la loi. Alain Juppé a, alors qu’il était investi d’un mandat électif public, trompé la confiance du peuple souverain ».
Sans oublier un instant que le condamné a fait appel, il faut citer les plus hautes autorités de l’Etat dont les propos ont été repris par les dirigeants de l’UMP, tous élus et donc législateurs soumis aux principes constitutionnels : le Premier ministre déclare que le jugement est « provisoire » avant de proclamer qu’ « une large majorité de Français savent qu’Alain Juppé est un homme d’Etat, un homme d’honneur ». Pour Bernadette Chirac, simple élue locale, c’est un « homme honnête », « un homme dont le pays a besoin » selon le slogan cent fois repris par les hiérarques avant que le président de la République ne prononce à Marseille des paroles qui valent consécration : « «C’est un homme politique d’une qualité exceptionnelle, de compétence, d’humanisme, d’honnêteté et la France a besoin d’hommes de sa qualité».
Du côté de la basse-cour, Alain Duhamel parlera d’incriminations « relativement vénielles » provoquant le « calvaire » d’un homme lié au chef de l’Etat par une relation « affective et morale » (2).
L’honnêteté, l’honneur, l’humanisme et même la morale plaqués sur une décision de justice frappant un homme qui a volé, avec une bande de complices condamnés en même temps que lui, les contribuables parisiens ? Chacun a compris qu’il s’agissait d’effacer par une opération de communication, basée comme il se doit sur l’affectif et la répétition, les mots inscrits dans un jugement accablant.
Il est vrai que nous avons assisté à manipulation cynique assortie d’atteintes répétées au principe de la séparation des pouvoirs. Ces manœuvres doivent être dénoncées. Mais le véritable scandale, qui englobe et explique tous les autres, tient à la séparation opérée par les oligarques entre leur clan et le « pays » si souvent évoqué. Ceci dans le mépris absolu de la fonction politique qui consiste à assumer une charge symbolique qui permet de maintenir le lien social, de conforter l’unité politique de la nation.
Nos oligarques sont sincères lorsque, le cœur sur la main, ils invoquent les « valeurs ». Mais il s’agit exclusivement du code moral de l’oligarchie, de la fidélité d’un homme qui s’est sacrifié pour le chef d’un clan, et que l’on défend parce qu’il n’a pas trahi la bande.
Par le truchement de la domesticité médiatique, nous avons simplement été pris à témoin des souffrances d’une famille, au sens sicilien, et de son parrain. Comme dans les vieilles aristocraties, le sens de la justice, les fidélités, les passions et les intérêts sont extérieurs et supérieurs à la société des hommes ordinaires, au peuple menu à qui ces messieurs demandent de compatir (lorsqu’il forme la piétaille des congrès) et surtout de se taire.
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(1) Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel et membre du Conseil Supérieur de magistrature dans Le Monde du 5 février.
(2) Texte publié sur le site Acrimed : http://www.acrimed.org/
Editorial du numéro 832 de « Royaliste » – 2004
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