Capitalisme, emploi, transformation sociale : pas de meilleure introduction à l’œuvre d’André Gorz que celle donnée par l’auteur lui-même.
On dit qu’il y a loin de la vérité connue à la vérité reconnue. Ajoutons que, dans le domaine politique et social, la vérité reconnue doit encore être mise en œuvre. Les thèses d’André Gorz ont franchi avec succès les deux premières étapes : elles sont notoires, elles sont parfois invoquées dans des essais de gauche (ainsi Jacques Julliard et Laurent Fabius) mais elles ne sont pas entrées dans le temps du débat civique et encore moins dans les projets ministériels.
Ce retard est d’autant plus regret table qu’André Gorz propose une analyse pertinente de la lancinante question de l’emploi et avance des propositions à très longue portée dans le domaine économique et social qui avaient fait voici quelques années l’objet d’un ouvrage capital (1) dont nous avions chaleureusement rendu compte. Ceux qui ne l’auraient pas lu et qui hésiteraient à se plonger dans ce livre quelque peu imposant trouveront dans le recueil de textes récemment publié par André Gorz une excellente introduction à son œuvre (2). Que nous dit-il de si important ?
– D’abord, que nous perdons notre temps (c’est le cas de le dire) en essayant d’appliquer les fausses solutions aujourd’hui à la mode : l’économie de marché n’est faite que pour la satisfaction des plus riches car elle ne fait que répondre aux demandes solvables, comme on le vérifie à nouveau dans les pays de l’Est ; l’actuelle gestion de la « crise de l’emploi » est illusoire dans la mesure où l’économie moderne… économise toujours plus d’emplois et que la volonté de redonner aux chômeurs un travail aboutit au développement du travail servile ; et l’utopie anti-industrialiste préconisée par les Verts radicaux « réactualise sous une forme régressive le projet de société communiste.
– Ensuite, que nous aurions tort de reprendre la tradition du socialisme autoritaire à la manière soviétique, qui est mort de son impuissance à planifier la totalité de l’activité économique et sociale. Mais nous ne pouvons pas non plus nous contenter de l’État Providence qui se contente d’humaniser le capitalisme.
– Enfin, et surtout, que nous devons nous donner un nouveau projet de société dont l’ambition est révolutionnaire. Il s’agit en effet de soumettre la rationalité économique (le rentable, le vendable…) au social, donc de restaurer le pouvoir politique dans son autonomie, d’assurer la liberté de choix des citoyens et leur participation aux décisions. Il s’agit, par conséquent, de reprendre autrement la lutte contre l’aliénation capitaliste et contre la gestion technocratique du marché de l’emploi. Comment ? En réorganisant la société dans un souci écologique, en réduisant la durée du travail, en opérant la distinction désormais nécessaire entre l’activité et la rémunération, en « libérant le travail » afin de favoriser les activités créatrices…
Qu’on ne crie pas à l’utopie avant d’avoir avoir examiné les arguments et les exemples donnés ! D’ailleurs, les thèses d’André Gorz sont abondamment discutées à l’étranger, et notamment en Allemagne. Evoquant ces débats, l’auteur nous permet de découvrir les réflexions développées par les intellectuels et les syndicalistes d’Outre-Rhin, ainsi que le programme du parti social-démocrate allemand : là-bas, figurez-vous, les socialistes pensent, contestent et avancent des idées intéressantes ! Comme leurs homologues français paraissent à la traine, patauds, vieillots, bêtas… Enfin pas tous puisque Jacques Delors se passionne depuis longtemps pour la « révolution du temps choisi » …
On rêve, ici, d’un débat qui sortirait du cadre retreint des colloques et des revues pour s’instaurer dans les partis, les syndicats et parmi les citoyens, qui sont tous concernés par les thèses d’André Gorz. Qu’importe les hiérarchies, les étiquettes et les calendriers électoraux : il appartient à chacun de hâter ce moment.
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Article publié dans le numéro 581 de « Royaliste » – 1er juin 1992
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