L’élection de Donald Trump en 2024 a été scellée par une alliance entre libertariens et populistes, sous diverses nuances de gris. Deux ouvrages récents d’économistes et historiens développent chacun l’un des deux versants de ce nouveau « trumpisme » et permettent de comprendre ce qui les oppose et ce qui les réunit.
Quinn Slobodian poursuit dans « le capitalisme de l’apocalypse » la présentation des intellectuels du néo-libéralisme de son précédent ouvrage de 2020 (1) qui ont versé depuis dans un libertarisme poussé à la limite. Avec l’apocalypse pour horizon, ce capitalisme sait encore comment maximiser le profit en diversifiant à l’extrême les risques (2) : à un monde ordonné d’Etats-nations centralisés succède ainsi un chaos néo-médiéval, hyper-décentralisé, décrit comme une fragmentation (comme pour le gaz de schiste) résultant en une « dentelle » de « zones » de prospérité sur un fond obscur. Son principal avocat, le milliardaire Peter Thiel, fondateur de PayPal, imaginait en 2009 un monde passant de 200 à plus de mille Etats. Or l’auteur a recensé au moins 5400 « zones économiques spéciales » à travers le monde, extraterritoriales, avec chacune sa propre réglementation, ou plutôt ses exceptions aux règles communes ou passe-droits. Il y ajoute les paradis fiscaux, avec pour illustration la principauté du Liechtenstein auquel il consacre un chapitre (3). Le modèle initial est le Hong-Kong des années 1970 encensé par le maître de l’école de Chicago, Milton Friedman. Slobodian le voit reproduit dans Canary Wharf dans la City de Londres, à Singapour, à Dubaï. La Chine elle-même a adopté le modèle en créant de nombreuses zones spéciales. La dynastie Friedman scande les étapes successives de l‘évolution du modèle, de plus en plus éclaté, le fils, David Friedman, théorisant les institutions médiévales, communes à charte, cités libres, compounds sécurisés, le petit-fils, Patri Friedman, explicitant les intuitions de Peter Thiel sous forme d’îles flottantes en haute-mer ou de bulles dans le désert.
A cet « anarcho-capitalisme », Arnaud Orain oppose « le capitalisme de la finitude » où il s’agit de gérer la rareté des ressources disponibles. La formule capitaliste s’exprime par des combinaisons de puissance entre public et privé, Etats et grandes sociétés, analogues aux Compagnies à charte des XVIe-XVIIIe siècles préalables aux trusts de chemins de fer et aux empires coloniaux du XIX -ème. Ce « capitalisme illibéral », monopolistique, est historiquement plus répandu que sa version libérale, concurrentielle, qui fait confiance au marché. Musk et ses semblables ne sont pas des acteurs du marché mais des faiseurs du marché. Le modèle est ici la Compagnie des Indes orientales entre 1599 et 1840, avant de succomber aux critiques politiques d’Edmund Burke et économiques d’Adam Smith (4). L’auteur ne reconnaît que deux seules périodes de capitalisme libéral de marché, libre-échangiste, entre 1815 et 1880 et entre 1945 et 2010, soit deux fois soixante-cinq ans, chacune faisant suite à une période de guerre généralisée.
Tout semble opposer les deux visions du monde capitaliste contemporain. Celle de Slobodian qui date de 2022, par le retard de la traduction, est plus datée et influencée par la période de Covid durant laquelle elle fut écrite. Le souci de défection, de sécession, d’individualisme souverain, prévalait alors. Celle d’Orain lui est postérieure quoiqu’issue de deux années de cours à Paris VIII et à l’EHESS entre 2022 et 2024. Slobodian a le temps dans sa conclusion de relever le destin malheureux de Hong-Kong et les échecs des tentatives de « villes privées » dans un pays comme le Honduras, qui ne deviendra pas le Hong-Kong des Caraïbes (5). Le projet grandiose du prince héritier d’Arabie saoudite, NEOM, la ville verte dans le désert, ressortit de cette ambition.
Le capitalisme des quasi-monopoles ou oligopoles, a repris les choses en mains. Ce que Slobodian observait en creux, en négatif, le capitalisme de la finitude le décrit en plein, en positif. Le monde est certes fini. Musk veut conquérir Mars, mais il s’agit encore, comme un moderne Cecil Rhodes, le champion de l’impérialisme du Caire au Cap, cité par Hannah Arendt (« si je le pouvais, j’annexerais les planètes »), d’une forme d’appropriation d’un espace, qu’il soit intersidéral ou cybernétique.
Les deux ouvrages se rejoignent néanmoins en partie sur au moins trois points : la souveraineté, la démocratie et le rapport à la nature.
« Le capitalisme de la finitude » descend en droite ligne du mercantilisme (6). Arnaud Orain est un spécialiste du XVIII e siècle (7). Il se réfère à Antoine de Montchrestien, à Jean Bodin, à Jean-Baptiste de Lagny. Il ressuscite William Cunningham, dit l’anti-Cobden, ce dernier étant l’artisan de la réintroduction de libre-échange en Grande-Bretagne au milieu du XIX e siècle, et surtout l’économiste prussien Gustav Schmoller, chef de file de l’école historique allemande, fondateur de la sociologie allemande, professeur à l’université impériale de Strasbourg (1872-1882), Bismarckien, partisan de l’économie sociale, et…historien du mercantilisme. Pas de mention à l’index des héros du « capitalisme de l’apocalypse » reconnus par Slobodian comme Margaret Thatcher et Boris Johnson, ni encore moins des Friedman, père, fils et petit-fils. Cependant, « le capitalisme de la finitude », comme on l’a vu, accorde une large délégation de souveraineté à des Compagnies d’actionnaires, ce qui continue avec les GAFA qui exercent une souveraineté sur des biens publics, comme la mer ou l’espace, les câbles sous-marins, l’exploitation des fonds marins, la pêche, les satellites, etc. (« la souveraineté des marchands »). L’opposition avec l’anarcho-capitalisme ne serait donc qu’une question de degré. Le curseur du rôle de l’Etat varie mais en fonction du moment et de l’occasion, pas de façon institutionnelle. Ceci relativise ainsi l’opposition entre les Etats-Unis et la Chine, tous deux capitalistes, en partageant la même conception quasi-monopolistique ; elle est vue comme une opposition, non entre deux Etats selon Orain, ni comme à Hong Kong entre deux systèmes, mais entre compagnies à charte ou « compagnies-Etats » sur le terrain global des nouvelles technologies mais également du transport maritime extrêmement concentré avec le contrôle des installations portuaires (comme Dubaï Port World, le chinois Cosco ou le danois Maersk ou l’italo-suisse MSC qui a racheté Bolloré Ports). Autrement dit, Musk et ses congénères aux Etats-Unis mais aussi en Chine ne tiennent aucunement à un conflit armé qui serait la limite de leur souveraineté et sa reconquête par les Etats dans son acception la plus régalienne.
La démocratie comme marqueur entre les Etats-Unis, ou l’Occident, et la Chine, est une seconde mise en perspective des deux formes de capitalisme. Les libertariens « rêvent d’un monde sans démocratie » (sous-titre du « capitalisme de l’apocalypse ») ; ils prétendent remplacer la démocratie par la décentralisation. Quelle meilleure expression de l’individu citoyen que dans le contrôle de sa propre vie. Mme Thatcher disait déjà que la société n’existait pas ; il n’y a que des individus. Les mercantilistes ont besoin de concentrer tous les pouvoirs. Pas de séparation des pouvoirs, une démocratie certes mais « illibérale ». La force armée, surtout navale, est entièrement dévolue à la protection du commerce océanique. Les deux auteurs relèvent dans leurs références respectives et à toutes les époques autant de propos « nauséabonds », racistes, suprémacistes, xénophobes, antisémites, et bien entendu nationalistes. Ils distinguent le bon grain de l’ivraie, sans être assurés que c’est ou ce sera le cas de tous les acteurs (8).
Car ces capitalismes ne sont que les héritiers de formes de domination sur les autres ainsi que sur la nature. Les deux ouvrages contiennent un chapitre en commun : « le colonialisme de la Silicon Valley » chez Slobodian, « l’éternel retour des empires de « ressources » chez Orain. Le capitalisme de l’apocalypse et le capitalisme de la finitude se donnent la main à travers une vision du Sud qui n’est certes pas nouvelle mais qui devient de plus en plus impérative. Slobodian se réfère ici à l’économiste américain Paul Romer, co-prix Nobel 2018, économiste en chef de la Banque mondiale (2016-2018) qui l’avait quitté avec fracas. L’idée est que la planète n’est qu’inégalement développée et que certains seraient donc fondés à faire mieux que d’autres pour savoir comment gérer leurs « ressources ». Cela commence par la location de terres et de forêts, l’attribution de licences d’exploitation en mer, la mise en concession d’Etats faillis, la course aux minéraux stratégiques…Cela dépasse la politique des comptoirs, ports, zones franches, entrepôts, silos, « hubs », enclaves, chère aux libertariens favorables à une « indirect rule » que Slobodian voit répétée par les artisans des « routes de la soie » chinoises. Cela conduit à une recolonisation en bonne et due forme, un « habitat colonial » de la Terre (Mer comprise), c’est-à-dire un autre rapport à la nature. Arnaud Orain conclut : « Nous ne reviendrons pas au libéralisme économique et politique, ni à un espace public apaisé. Nous entrons désormais dans une lutte à mort entre l’économie écologique et le capitalisme de la finitude autoritaire. »
L’histoire de la Compagnie des Indes nous montre que les intérêts de ses brillants administrateurs et ceux de la Couronne britannique n’ont pas toujours coïncidé. Il en ira sans doute ainsi de Trump et de Musk. L’utopie libertarienne en revanche, antipolitique dans sa démarche, ne semble pas le disputer à la volonté de puissance.
Dominique DECHERF
1/ Les globalistes : une histoire intellectuelle du néo-libéralisme, Seuil, 2022
2/ « Le meilleur moment pour acheter, c’est lorsqu’il y a du sang dans les rues », propos attribué au baron de Rothschild (1848 ?)
3/ Illustration s’il en est du modèle de morcellement en petits Etats du Saint-Empire.
4/ William Dalrymple, L’implacable ascension de l’East India Company, éditions libretto, 2024
5/ Slobodian consacre un chapitre au Somaliland, Etat non reconnu, séparé de la Somalie, « société sans Etat », auquel la nouvelle administration américaine semble s’intéresser.
6/ « Trump s’inscrit davantage dans une tradition mercantiliste que protectionniste », Pascal Riché, « le protectionnisme, une histoire politique des Etats-Unis », Le Monde, 19 janvier 2025.
7/ La politique du merveilleux. Une autre histoire du Système de Law (1695-1795), Fayard, 2018
8/ Orain critique « l’inconséquence des partis d’extrême-droite européens ». Leur « obsession xénophobe empêche toute analyse économique conséquente ». Ainsi se privent-ils d’une critique pertinente de l’Union européenne dont la logique concurrentielle n’est plus « tenable » avec le changement de nature du capitalisme.
Quinn Slobodian, Le capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie, Seuil, 2024.
Arnaud Orain, Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle), Flammarion, 2025
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