V a-t-elle durer, et combien de temps, cette coexistence dont nous commençons à prendre l’habitude ? Fragile, grosse de tous les conflits, elle a surmonté ses premières épreuves. Le sens de l’Etat des deux acteurs principaux et les contraintes du jeu politique expliquent que cette esquisse ait pu être tracée. Malgré les ambiguïtés du texte constitutionnel, l’esprit de nos institutions incite à transformer cette figure imposée en expérience durable. Si tel était le cas, la preuve serait faite que la Constitution de la Vème République peut surmonter sa contradiction majeure, et dépasser le classique dilemme entre la soumission et la démission du Président de la République lorsqu’il y a élection d’une majorité parlementaire hostile à ses vues.
Encore hypothétique, la réussite de la coexistence signifierait-elle que la question institutionnelle, lancinante depuis deux siècles, est enfin résolue ? Si cela s’avérait, nous ne serions plus que les commentateurs tardifs et les soutiens point trop utiles d’une monarchie élective instaurée en 1958 et confirmée en 1981. Satisfaits de la stabilité enfin acquise, nous renoncerions à pousser plus avant la logique de nos institutions.
Monarchie simulée
Si nous continuons à désirer la chose même plutôt que cette « monarchie simulée » par quoi je définissais il y a un mois notre état de coexistence, ce n’est ni par obstination ni par nostalgie des formes anciennes. Nous sommes devant un simulacre, c’est-à-dire devant une image, une représentation, préférable au vide antérieur, utile à la conduite de l’Etat, stimulante pour la réflexion politique, mais qui ne peut remplacer l’institution elle-même et présenter les mêmes avantages. La monarchie simulée n’est pas la monarchie. Nous n’avons pas attendu le 16 mars pour dire que la Vème République vivait dans le manque et l’ambiguïté. Le meilleur des présidents voit sa légitimité sans cesse contestée parce qu’elle est trop partielle.
Il agit dans un temps qui lui est terriblement compté, sa liberté est entravée par les logiques politiciennes et il souffre de l’ambiguïté qui tient à l’origine partisane d’une fonction unifiante et arbitrale par définition. Nous avons trop souvent souligné ces carences et ces paradoxes pour qu’il soit besoin de reprendre leur analyse détaillée. Ces faiblesses constitutives sont aujourd’hui aggravées, et non surmontées, par la coexistence entre un chef de l’Etat et un Premier ministre de tendances différentes. Il faut bien sûr souhaiter que cette coexistence dure le plus longtemps possible : la paralysie d’un pouvoir exécutif divisé à l’intérieur de lui-même aurait tôt fait de gagner l’ensemble de la politique du pays, et un conflit ouvert ne serait pas non plus sans grave conséquences. Mais le moindre mal de la coexistence ne peut être considéré comme l’heureux dénouement d’une course institutionnelle bicentenaire.
Depuis le 16 mars, cette crise est entrée dans une nouvelle phase puisque l’absence d’affrontement public entre les deux principaux protagonistes n’est qu’un compromis utile à la stabilité de l’Etat mais négatif par plusieurs aspects.
Tentation démagogique
Le premier inconvénient de la coexistence est qu’elle crée, immanquablement, une rivalité entre le Président et son Premier ministre, dont l’objet est la conquête ou la conservation du pouvoir suprême. La coexistence pacifique n’est pas le désarmement et, contrairement à la logique nucléaire, l’affrontement est inévitable. Il s’agit donc de le préparer, en agrandissant son territoire et en marquant des points dans l’opinion. Qu’il soit de droite ou de gauche, le Premier ministre de la coexistence est incité à pratiquer une gestion à très court terme, qui risque de mal se concilier avec la politique à plus longue échéance du Président de la République.
A ce décalage dans le temps s’ajoute la tentation démagogique. Comme le dit Jacques Julliard, « la cohabitation n’étant en somme que le plus court chemin entre deux batailles, les actes posés par les uns et par les autres n’ont d’autre signification qu’électorale » (1). Il est évident que la politique de Jacques Chirac a pour premier objectif de séduire les clientèles qui lui seront utiles dans deux ans. Qu’il s’agisse de la dévaluation, faite pour aider le patronat et les agriculteurs, de la suppression de l’impôt sur les grandes fortunes, de l’abrogation de la loi Quillot, du retour à l’anonymat sur l’or, de l’amnistie fiscale ou plus généralement du discours sécuritaire, l’objectif est avant tout de gagner des voix. Placé dans la même situation, un Premier ministre de gauche ferait de même, en se tournant vers d’autres clientèles. Est-il besoin de dire que le bien commun ne peut résulter de ces calculs ?
Plus grave encore est la menace d’un affaiblissement de la France sur le plan international. Même lorsque le Président et le Premier ministre agissent de concert, comme ce fut le cas lors de l’attaque américaine sur la Libye, les partenaires mécontents et les adversaires de notre pays auront toujours beau jeu de semer le trouble et de jeter le discrédit par de fausses révélations et des campagnes de rumeurs. Ce que Washington s’est empressé de faire…
Pour éviter ces dérives, pour écarter ces dangers, point d’autre solution que de placer le chef de l’Etat hors du champ clos des rivalités politiques. Le rôle du Premier ministre pourrait alors se stabiliser et l’alternance nécessaire des gouvernements s’inscrirait dans une autre logique, plus conforme à un bien commun durablement incarné et garanti au sommet de l’Etat. Dans ses aspects positifs, comme dans les négatifs, la coexistence pose concrètement la question d’une monarchie qui ne serait pas seulement simulée.
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(1) Le Nouvel Observateur », 11-17 avril 1986.
Editorial du numéro 449 de « Royaliste » – 7 mai 1986
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