L’impossible Europe sociale

Déc 1, 1997 | Union européenne

 

Les pétitions de principes et les déclarations d’intention qui ont été assénées une semaine durant par les membres du gouvernement, les responsables socialistes, les médias, et par le Premier ministre à l’issue du sommet de Luxembourg n’y changeront rien !

L’Europe sociale ne se fera pas. Elle ne se fera pas faute de volonté pour la faire. Elle ne se fera pas parce qu’elle ne peut pas se faire.

De cette impossibilité définitive, le Conseil européen du 21 novembre donne un indice que les chefs d’État et de gouvernement ont mis en évidence, avec ce mélange d’inconscience et de cynisme qui rend chaque jour plus insupportable leurs manières de faire et de dire.

A Luxembourg, les Quinze se sont contentés d’établir un catalogue d’intentions vagues et de recommandations pernicieuses, afin que chacun puisse broder à sa manière sur le thème des  lendemains meilleurs. Ainsi, on offrira des formations à 20{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} des jeunes chômeurs. Mais que feront les 80 {9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} qui se désespèrent ? Ainsi, on aidera les chômeurs adultes, qui savent déjà l’efficacité des marques d’attention et des gestes de compassion. Ainsi, on aidera certaines entreprises et on envisage des grands travaux, mais sans augmentation de la dépense publique, sans projet d’ensemble, sans volonté de mettre en œuvre une stratégie industrielle. D’ores et déjà, il est certain que le « sommet social » ne réduira pas le chômage, et ne créera pas le moindre emploi.

L’illusion luxembourgeoise est d’autant plus manifeste que les Quinze recommandent toujours plus de « souplesse » dans l’organisation du travail, et une réduction des « régimes fiscaux et de Sécurité sociale ». L’avancée sociale en Europe, c’est le « souple » qui remplace le « flexible », c’est un mot qu’on change pour son synonyme, c’est l’exacte traduction de la flexibility anglo-saxonne. C’est, concrètement, l’annualisation et le temps partiel qu’on veut imposer aux salariés. Jamais on ne s’est autant moqué du pauvre monde dans les cénacles européens. Il faudra se souvenir que Lionel Jospin s’est fait le complice de cette mascarade, lui qui présentait ce « sommet social » comme la contrepartie du pacte de stabilité monétaire imposé par l’Allemagne, lui qui ose s’affirmer socialiste alors qu’il participe à la destruction méthodique de tout ce qui assure la protection du travail et des travailleurs.

L’Europe sociale n’a pas été faite, ni même esquissée à Luxembourg. Cet échec prévisible n’est pas seulement dû à l’incapacité et à l’égoïsme des dirigeants européens mais, surtout, à deux contradictions insurmontables :

– il n’est pas possible de vouloir en même temps le « marché » et le « social » car la logique strictement matérialiste du marché récuse, en théorie et en pratique, l’exigence proprement humaine de justice. Cette opposition radicale est attestée par quarante années de construction européenne, et l’idéologie libérale qui inspire les Quinze ne fera qu’aiguiser la contradiction. Ceci d’autant plus que les dirigeants socialistes et sociaux-démocrates européens se sont ralliés à l’idéologie dominante. Les rapports de force soin en faveur des classes dirigeantes (technocrates néolibéraux, patronat, apparatchiks de droite et de gauche) et il est vain d’espérer qu’une dialectique positive résultera de luttes et de négociations entre les groupes institués.

Il n’est pas possible de concevoir, d’un point de vue strictement logique, l’édification d’un droit social sans l’intervention décisive d’un pouvoir politique européen, dont la constitution serait fondée sur des principes imprescriptibles et qui serait en mesure d’organiser, dans le souci du bien commun, l’activité législatrice. L’Europe n’est ni un État, ni une démocratie, ni une collectivité politique définie, et rien ne permet d’affirmer qu’il pourrait en être autrement.

– Il n’est pas possible d’envisager, par conséquent, que des régies sociales communes puissent être appliquées aux diverses nations puisqu’aucune force (étatique) ne peut être donnée à la loi. A moins qu’on ne décide d’aller jusqu’au bout de la logique du despotisme éclairé qu’Hubert Védrine évoquait ici même (1). En Europe, les luttes sociales se mènent dans les nations, ce qui n’exclut pas la solidarité entre toutes les victimes des ultra-libéraux.

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(1) l’entretien qu’il a accordé à Royaliste, n° 680, ainsi que ma « Note sur l’Europe ».

Editorial du numéro 696 de « Royaliste » – 1er décembre 1997.

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