« Le vieux monde se meurt et le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Cette citation célèbre d’Antonio Gramsci – philosophe, écrivain et théoricien politique italien – décrit à la perfection la situation actuelle. Les mirages de la fin de l’histoire sont désormais dissipés. Les yeux se dessillent lentement mais sûrement, y compris chez les Candide. L’instant est grave. L’heure des choix cruciaux approche à grands pas faute de quoi nous courrons à une catastrophe annoncée. L’on commence à peine à mesurer les immenses défis que ce monde du XXIe siècle doit relever pour retrouver une nouvelle (introuvable) période de stabilité, pour sortir par le haut du duopole guerre/paix. Or, face à cette situation, la vacuité de la réponse de la France tranche avec la gravité du moment tant elle constitue une combinaison de recours aux comités théodules, bidules et à la pratique du recasage des copains.
LES IMMENSES DÉFIS DU MONDE : ENTRE GUERRE ET PAIX
Un constat objectif s’impose à tout observateur, analyste sérieux à condition de n’être ni sourd, ni aveugle. Le monde en transition que nous traversons actuellement est porteur de tous les dangers. Il est marqué par une grave détérioration de la situation intérieure et une détérioration inquiétante de la situation extérieure.
À l’intérieur de l’Hexagone, tous les voyants sont au rouge : usure des institutions (présidence impériale, pouvoir législatif bloqué par l’absence de majorité …) ; contestation de l’autorité de la police, de la gendarmerie, des pompiers, des enseignants … ; sécurité dégradée (méfaits du narcotrafic, du narcobanditisme) ; immigration incontrôlée ; séparatisme inquiétant (Cf. rapport récent sur l’entrisme des Frères musulmans) ; montée inquiétante des tensions avec l’Algérie (reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental, détention de Boualem Sansal) ; progression des extrêmes et effacement des partis traditionnels ; déficit abyssal des finances publiques (Cf. récent avertissement solennel du FMI après les signaux adressés par les agences de notation) ; économie fragilisée par une mondialisation désordonnée et une perte de compétitivité (PME françaises balayées par la crise) ; situation sociale inflammable ; blocage de l’ascenseur social ; perte de confiance des citoyens dans la classe politique et dans la justice ; …
À l’extérieur de l’Hexagone, la situation n’est guère plus enviable : retour de la guerre, y compris en Europe (Ukraine) ; poursuite de l’interminable conflit en Palestine, au Soudan ; retour des tensions indo-pakistanaises au sujet du Cachemire ; montée du terrorisme islamiste, de la piraterie maritime ; opposition grandissante entre le Nord et le Sud global ; décrochage croissant de l’Afrique ; recul de la démocratie au profit de régimes dictatoriaux, de démocraties illibérales ou de démocratures ; fébrilité du commerce maritime mondial sur fond de tensions entre Pékin et Washington ; crise structurelle du système multilatéral,aux échelons international (ONU et institutions de la famille des Nations unies) et régional (Union européenne, OSCE, OTAN) ; remise en cause de l’ordre ancien par Donald Trump ; substitution de la défiance à la confiance ; fonte inquiétante des glaciers ; doublement du risque de famine en un an dans le monde ; destruction des forêts tropicales au plus haut ; retour des pandémies …
Face à pareille situation, il aurait été logique de mobiliser toutes les énergies pour prendre conscience de la gravité de la situation et tenter d’y apporter, le plus en amont possible, les remèdes idoines avec un accent spécial sur la dimension prospective de l’action gouvernementale. Le lapin sorti du chapeau par Emmanuel Macron relève du comique, pour ne pas dire du pathétique.
LA VACUITÉ DE LA RÉPONSE DE LA FRANCE : ENTRE BIDULE ET RECASAGE
Qu’apprend-on à la lecture du très sérieux Journal officiel de la République française (JORF) à la date du 24 mai 2025 (texte n° 2) ? La création/perpétuation d’un comité théodule à la française dont l’histoire passée nous révèle l’inutilité, la vacuité :
« Il est institué un Haut-Commissariat à la stratégie et au plan, chargé d’animer et de coordonner les travaux de planification et de réflexion prospective conduits pour le compte de l’Etat et d’éclairer les choix des pouvoirs publics au regard des enjeux démographiques, économiques, sociaux, environnementaux, sanitaires, technologiques et culturels, dans un cadre national et européen… »
Les enjeux internationaux sont oubliés, volontairement ou involontairement. Ils sont vraisemblablement insignifiants dans le contexte actuel. Mais, le texte n’en finit pas d’énumérer les fonctions de ce bidule. Une sorte d’inventaire à la Prévert : conduite de travaux de prospective, d’études stratégiques, coordination des travaux de planification interministérielle, évaluation des politiques publiques, centre de recensement et d’évaluation des politiques publiques, diffusion des expériences étrangères … Nous découvrons, ensuite, au travers de pas moins de quatorze articles très détaillés, l’organisation précise du Haut-Commissariat à la stratégie et au plan. Au passage, nous apprenons que ce dernier anime un réseau au sein duquel figure : « le Centre d’études prospectives et d’informations internationales ». Le volet international entre par la fenêtre ! C’est curieux. Le point important nous est apporté à l’article 6 qui se lit ainsi : « Le haut-commissaire établit un rapport annuel, remis au Président de la République et au Premier ministre et transmis au Parlement ».
En un mot comme en cent, nous apprenons la création/perpétuation d’un organisme qui dispose de somptueux locaux donnant sur la prestigieuse Esplanade des Invalides. Il est doté de moyens humains, financiers et matériels non négligeables en période de fortes restrictions budgétaires. Et tout cela pour produire, aux frais de la princesse, un rapport annuel. L’important est que Jupiter ait pu recaser à la tête de ce monstre bureaucratique un de ses préférés, le dénommé Clément Beaune comme le précise un autre extrait du JORF du même jour (texte n° 41). Là où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir, c’est bien connu du bon peuple de France et de Navarre. Nous pensions candidement que ce Haut-commissariat serait une boîte à idées, un lieu de réflexion sur l’avenir de notre Douce France cabossée en relation avec notre monde chaotique. Une sorte de centre des recherches (« Think Tank ») à la française travaillant en toute indépendance des pouvoirs exécutif et législatif. Que nenni ! Il y a bien longtemps que, dans le monde jupitérien, gouverner ce n’est plus prévoir, connaitre et anticiper pour prévenir les surprises stratégiques et leurs conséquences. L’on se demande si les rédacteurs de ce bibelot d’inanité sonore, pour reprendre la formule de Stéphane Mallarmé dans son sonnet en X, savent ce que les mots veulent dire, en particulier celui de prospective, voire de prévision, d’anticipation, de clairvoyance. Par ailleurs, le terme de plan est-il approprié dans le contexte actuel ? Il nous rappelle celui imaginé à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour remette l’économie française sur de bons rails. La fameuse « ardente obligation ». Autre référence historique, celle de la planification à la soviétique dont on connait les merveilleux résultats.
Avec cette décision jupitérienne, nous nageons en plein Feydeau, le comique en moins ! Nous sommes en présence de l’exemple type d’une usine à gaz à la française.
UNE COMÉDIE FRANÇAISE
« La prévision est difficile surtout lorsqu’elle concerne l’avenir » (Pierre Dac). Et encore plus pour le Haut-commissariat à la prospective et au plan qui ressemble plus à un organe de coordination que d’impulsion. L’anticipation nécessite un certain détachement par rapport aux contingences du quotidien et aux lourdeurs de la machine administrative. L’anticipation suppose une bonne dose d’indépendance d’esprit pour penser l’impossible. Le génie, c’est de prévoir. Et ce n’est pas tâche aisée dans ce temps de pensée cadenassée et de parole bâillonnée. Imagine-t-on un seul instant que le sieur Clément Beaune puisse écrire dans son rapport annuel adressé au président de la République – celui qui l’a choisi – et au premier Ministre – celui auquel il succède – des choses contraires à la pensée jupitérienne ? La réponse est dans la question. Avec cette nouvelle saga de l’administration devenue folle, nous nous trouvons au cœur de l’insoutenable légèreté de l’être.
Jean DASPRY
(Pseudonyme d’un haut fonctionnaire, docteur en sciences politiques)
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur
0 commentaires