Docteur en histoire de l’Université de Cambridge et chef du service documentation de l’Institut National d’études démographiques, Emmanuel Todd a publié de nombreux travaux d’anthropologie dont « L’invention de l’Europe » constitue la somme. Il a bien voulu nous présenter ce livre d’histoire et d’actualité.
Royaliste : Pourriez-vous nous rappeler les intentions de la recherche que vous avez menée de livre en livre ?
Emmanuel Todd : J’ai essayé d’établir quelques rapports fondamentaux entre les systèmes familiaux traditionnels des diverses paysanneries d’Europe et les évolutions religieuses, idéologiques et économiques divergentes des régions et nations européennes, en examinant les valeurs qu’expriment ces systèmes familiaux : liberté, égalité, autorité, inégalité :
– dans la famille nucléaire égalitaire, les rapports entre parents et enfants sont de type libéral, et les rapports entre frères de type égalitaire. C’est le système traditionnel de la France du nord et qui est assez généreusement distribué dans le monde latin : Italie du nord-ouest, Italie du sud, centre et sud de la péninsule ibérique ; il y a là un rapport historique et idéologique, qui n’est pas absolu, avec l’héritage romain.
– la famille souche est autoritaire et inégalitaire : un seul enfant hérite de la ferme familiale, et il y a coexistence des générations sous l’autorité du père. C’est le système le plus répandu en Europe : l’ensemble du monde de langue allemande s’y trouve inscrit, et il déborde sur le sud-est des Pays-Bas, dans l’ensemble de la Belgique sous une forme dégradée, et aussi en Vénétie. Mais ce système se retrouve aussi en France (Alsace, Bretagne bretonnante, Occitanie moins la façade méditerranéenne), en Espagne (Catalogne, Pays basque, Galice), en Suède, dans l’ouest de la Norvège, au pays de Galles, dans la moitié occidentale de l’Ecosse, dans une partie de l’Irlande.
– la famille nucléaire absolue est libérale sans être égalitaire car il y a une certaine indifférence quant à la répartition de l’héritage. C’est le système de l’Angleterre (moins la Cornouaille, plus la partie orientale de l’Ecosse), de la Hollande, du Danemark, et du sud-est de la Norvège.
– le système communautaire est autoritaire et égalitaire sur le plan des valeurs : les frères qui se marient amènent leurs épouses à la ferme paternelle, où restent leurs enfants. A la mort du père, l’héritage est partagé de façon égalitaire. C’est le système russe, chinois, serbe, vietnamien – celui qui produit les valeurs du communisme – qui est relativement atypique en Europe occidentale. On le trouve en Italie centrale, en Finlande, sur la bordure nord-ouest du massif central.
Royaliste : Ces données vous permettent d’expliquer les grandes crises européennes…
Emmanuel Todd : La première crise d’accession à la modernité et de différenciation des comportements à l’échelle de l’Europe, c’est la crise protestante. J’essaie d’expliquer pourquoi les diverses régions l’Europe ont fait des choix différents. Une partie de la question a déjà été explorée et les historiens ont déjà montré que le message de Luther « nous sommes tous prêtres » – ne pouvait se développer que dans des régions où un nombre appréciable de laïcs savaient lire puisque, dans le monde médiéval, le prêtre c’est celui qui sait lire. Pourtant, des régions développées (l’Italie du Nord, le Bassin parisien) sont devenues les bastions de la Contre-Réforme. Pour ma part, je pense que la réponse se trouve dans le cœur métaphysique du message protestant – dans l’idée de prédestination. Ce message peut être résumé par les valeurs d’autorité et d’inégalité (la décision de Dieu est sans appel quant à la damnation ou à l’élection). On constate que ce message a été adopté dans des régions de famille souche qui avaient un haut niveau culturel : en Allemagne, en Suisse du nord et en France méridionale de manière très spectaculaire : la Réforme butte sur la Lorraine et le Bassin parisien, régions libérales-égalitaires, alors qu’elle se développe dans les régions de famille souche du Midi. Le plus passionnant, c’est de voir ce qui arrive à la Réforme protestante lorsqu’elle sort de son terrain anthropologique : en Hollande et en Angleterre, pays de famille nucléaire absolue, non-égalitaire mais libérale. Dans ces pays, on voit se dissoudre, sur le plan théologique, l’adhésion au dogme de la prédestination.
Royaliste : Comment les idéologies modernes succèdent-elles aux systèmes religieux ?
Emmanuel Todd : L’enchaînement se fait à travers la mécanique de déchristianisation. Les idéologies apparaissent comme des substituts aux systèmes religieux : il y a une relation mécanique, vérifiable par les séries statistiques, entre l’effondrement des systèmes religieux et l’émergence des idéologies – dès lors qu’existe un seuil minimal d’alphabétisation. Le processus de déchristianisation se fait en trois temps, d’une manière qui est à la fois universelle et saccadée. Entre 1730 et 1780, on voit s’effondrer le niveau de pratique religieuse, de recrutement des prêtres etc., dans une moitié du monde catholique : bassin parisien, sud de l’Espagne, sud de l’Italie donc dans les régions de structures familiales nucléaires égalitaires et de grande exploitation agricole. Mais le catholicisme subsiste dans toutes les régions de famille souche qui n’étaient pas passées au protestantisme, et dans certaines régions de famille nucléaire égalitaire où domine la propriété paysanne. Le monde protestant n’est pas touché, alors qu’il est culturellement beaucoup plus avancé que le monde catholique. Entre 1780 et 1880, le catholicisme se renforce là où il avait subsisté et il y a des retours religieux en pays protestant. Deuxième phase : à partir de 1880, on observe une chute de la pratique dans l’ensemble du monde protestant qui atteint son point bas vers 1930 ; le catholicisme survivant n’est pas touché au cours de cette phase – pensons à l’église bretonne, alsacienne, bavaroise – et se maintient jusque vers 1965. L’effondrement du catholicisme résiduel constitue la troisième phase, actuelle, et se manifeste de manière uniforme en Europe : Espagne du Nord, Portugal du Nord, sphère catholique allemande, Belgique, sud des Pays-Bas, partie croyante de l’Italie du Nord, périphérie française.
Ce reflux religieux entraine la naissance de l’idéologie, ce qui m’amène à considérer que la Révolution française n’attaque pas la religion mais remplace une religion qui a disparu – dans le Bassin parisien, mais pas en Italie du sud ou en Espagne du sud en raison du faible taux d’alphabétisation de ces deux régions. Lorsque le protestantisme s’effondre dans l’Europe du nord, il y a une activation idéologique qui se manifeste dans les idéologies socialistes et nationalistes. Le cas typique est celui de l’Allemagne, où la déchristianisation est suivie par les progrès de la social-démocratie puis par le nationalisme pangermaniste et ensuite nazi. Dans la troisième phase, catholique résiduelle, de la déchristianisation, on assiste à la poussée socialiste française à partir de 1965, à la montée des micro-nationalismes (Flamands, Wallons, Irlandais, Basque)…
Royaliste : Mais la vitalité du catholicisme polonais, et le réveil religieux qui semble se manifester en Europe de l’Est ?
Emmanuel Todd : Les données ne permettent pas de dire s’il y a ou non un retour général du religieux en Europe de l’Est. La religion vraiment vivante à l’Est est le catholicisme polonais : nous avons tous les indicateurs nécessaires, qui établissent une forte pratique religieuse – plus forte qu’avant la guerre. Le communisme est sans doute responsable de cette vitalité catholique, mais je ne vois pas comment le catholicisme pourrait survivre à l’extinction du communisme. C’est là quelque chose de tragique et d’immoral, mais ce déclin me paraît inévitable.
Royaliste : Revenons aux idéologies…
Emmanuel Todd : J’ai montré que les idéologies reflètent les valeurs du fonds anthropologique et du tissu familial. Dans les pays à structure familiale libérale-égalitaire, on voit apparaître des idéologies libérales égalitaires ; dans les pays à structure libérale non-égalitaire, des idéologies à structures correspondantes, etc. L’histoire anglaise montre une nation attachée au principe de liberté, plus qu’au principe égalitaire. D’où la naissance précoce des droits individuels et du parlementarisme, mais aussi le retard à adopter le suffrage universel pur et simple puisque le double vote a subsisté jusqu’en 1945.
L’histoire allemande incarne évidemment les idées d’autorité et d’inégalité. Les valeurs d’autorité et d’égalité se trouvent en Russie, marquée tout au long du siècle par le communisme. J’observe d’autre part que, pays par pays et région par région, on est confronté à la naissance de couples antagonistes – quatre variétés de socialisme s’opposant à quatre variétés de nationalisme. En Allemagne, la social-démocratie s’oppose à un nationalisme ethnocentrique. En France, l’anarcho-socialisme s’oppose au libéral-militarisme ; en Italie centrale communautaire, le communisme s’oppose au fascisme. En Angleterre le travaillisme s’oppose au libéral-isolationnisme…
Dans la dernière partie de mon livre, j’essaie de montrer qu’un certain nombre des évolutions les plus récentes de l’histoire européenne – vitesse de changement économique et social, vitesse de transformation du système politique – restent expliquées par ces variables familiales. Les pays qui ont un trait autoritaire ont des systèmes politiques rigides (social-démocratie suédoise, démocratie chrétienne allemande, Parti communiste italien) alors que les systèmes politiques français, anglais, hollandais, danois, ont des vitesses d’évolution plus rapides : explosion de la social-démocratie danoise, implosion du travaillisme anglais, restructuration inachevée du système politique français. De même, on observe une différence de traitement de l’immigration selon les variables familiales : en France, l’immigré est conçu comme une personne à assimiler, selon le modèle individualiste-égalitaire, la violence anti-immigrés venant à mon avis de ce que l’assimilation est perçue comme pas assez rapide. La mécanique assimilatrice reste inconcevable en Allemagne (code de la nationalité fondé sur un caractère ethnique, absence de mariages mixtes) qui tient à la conception allemande du Volk. L’Angleterre fonctionne avec une conception libérale-différenciatrice : constitution de ghettos mais perception de l’immigré en tant qu’individu qui n’existe pas en Allemagne et qui permet des naturalisations.
Royaliste : Votre recherche vous rend-elle optimiste ou pessimiste quant à l’avenir de l’Europe ?
Emmanuel Todd : Quant à l’Europe, on peut tirer de ce livre des arguments pour et contre. L’aspect négatif, c’est l’ancrage des différences dans un passé très ancien et indépassable : ce n’est pas parce que le niveau de vie est très élevé en Europe occidentale que l’unification culturelle de l’Europe est faite. L’argument positif, c’est que les tempéraments anthropologiques et familiaux que je décris correspondent très mal aux nations. Un des paradoxes auxquels j’ai abouti c’est que le seul pays assez homogène en Europe, c’est l’Allemagne ! Mais le fait de localiser dans toute l’Europe, par-delà les « frontières naturelles », des types familiaux communs constitue un élément solide de réconciliation. Cela dit, une des grandes difficultés de l’Europe, c’est qu’on affirme une identité de tempérament, de comportement et de civilisation des peuples européens dont tout le monde sait au fond qu’elle n’existe pas. Il y a une profonde différence culturelle entre la France et l’Allemagne, que l’on s’est efforcé de nier en tablant sur le développement des relations économiques. Mais il me semble que le fait d’identifier l’origine de la différence et de la cerner permet de supprimer la pire des peurs, qui est la peur de l’inconnu.
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 544 de « Royaliste » – 22 octobre 1990.
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