Quel peut être le mode de présence des chrétiens dans une société sécularisée et violemment instable ? Bernard Bourdin (1) dessine une nouvelle perspective pour le christianisme, que les autres croyants et les incroyants, confrontés aux mêmes défis, ne sauraient ignorer.

Le christianisme appartient à l’histoire mais il ne fait plus l’histoire. Le mouvement de sécularisation est achevé et si les chrétiens continuent de se manifester de diverses manières, “le christianisme est désormais hors culture contemporaine”. Le fait que souligne Bernard Bourdin ébranle nos représentations collectives, qu’elles soient ou non inspirées par le catholicisme. Les lecteurs de Marcel Gauchet ne sauraient s’en étonner puisque Le Désenchantement du monde analysait, voici plus de trente ans, le christianisme comme la religion de la sortie de la religion.

On pourrait s’en tenir là et se satisfaire d’une laïcité conçue comme neutralité d’indifférence, renvoyant l’affirmation religieuse aux expressions privées de la foi et laissant les identités religieuses s’exprimer dans les limites de l’ordre public. C’est là un point de vue qui peut être discuté. La laïcité implique la neutralité de l’Etat quant aux professions de foi religieuse et aux engagements confessionnels, dans le respect du principe d’égalité. Mais il ne peut y avoir de neutralité philosophique de l’Etat ni d’indifférence quant aux religions puisque notre histoire n’est pas compréhensible sans la connaissance des facteurs religieux qui ont longtemps façonné notre pays. Faut-il aller jusqu’à évoquer avec Bernard Bourdin un “pacte théologico-civique” qui s’ajouterait au pacte républicain ? Cela dépend du sens de la démarche théologique et de la conception que se font les croyants de leur engagement dans la cité.

Dans un précédent ouvrage (2), Bernard Bourdin avait distingué le chrétien-citoyen du citoyen-chrétien. Le premier s’engage en politique selon sa foi en invoquant la doctrine de son Eglise, mais le chemin qu’il suit l’expose nécessairement à la discordance et à l’incivisme. Discordance parce qu’il n’y a rien de commun entre les trois principales tendances du militantisme chrétien : nationalisme identitaire, centrisme européiste et social-humanitarisme. Incivisme, en raison d’engagements qui sont pensés et vécus à l’écart de la nation historique et de l’Etat res publicain. Le civisme républicain n’a pas de sens ni d’existence hors de la temporalité historique et du territoire national ; il n’y a pas de civisme chrétien sans cette relation au temps et à l’espace.

Tel que l’envisage Bernard Bourdin, le citoyen-chrétien ne se définit pas seulement par sa reconnaissance de la réalité historique nationale : il est porteur de sens, capable d’expliquer la genèse, le développement et la crise de la démocratie libérale. Sans oublier que la théologie médiévale n’offrait pas la stabilité que certains lui prêtent aujourd’hui, il faut souligner le caractère crucial des guerres civiles de Religion : elles ont brisé l’unité religieuse qui garantissait l’unité politique, et le statut de la vérité en a été bouleversé. Tandis que s’élabore avec Jean Bodin la doctrine de la souveraineté de l’Etat s’élevant au-dessus des passions religieuses, Spinoza libère la raison politique de la tutelle religieuse et affirme la liberté de penser et de croire au sein de la République – dès lors que chacun respecte le pacte commun qui repose sur les principes de justice et de charité prescrits par le judaïsme et le christianisme. Nous sommes les héritiers de cette double libération qui pose aujourd’hui de redoutables problèmes.

Certes, les médiations proposées par les philosophies politiques modernes ont échoué, mais la démocratie libérale s’est instituée et avec elle une nouvelle dialectique de l’unité et de la pluralité. Celle-ci semblait avoir définitivement triomphé après l’effondrement des religions totalitaires mais la logique de l’autonomie a fini par provoquer un renversement de perspective. L’unité de la collectivité politique est aujourd’hui perdue de vue par des individus qui revendiquent leur propre droit, conçu comme une créance sur la société, et qui tendent à affirmer de manière exclusive leur identité.

La néo-modernité se caractérise par cette disparition du monde commun dans le tourbillon sans fin des identités et des différences. Certes, la morale humanitaire dénonce le discours identitaire mais l’universalisme est récusé par les deux acteurs du conflit. A l’identité murée dans son refus de la dialectique de l’unité nationale et de la diversité au sein de la civilisation commune, correspondent la niaiserie du vivre-ensemble et la célébration de l’Humanité qui nient l’appartenance nationale et la spécificité civilisationnelle – c’est-à-dire les deux voies d’accès à l’universel.

Tardivement ralliée à la démocratie et au droit-de-l’hommisme, l’Eglise catholique est prise dans le jeu pervers de la néo-modernité en raison de ses propres failles. C’est du moins ce qu’affirme roidement Bernard Bourdin. Son Église continue d’invoquer les trois vertus théologales – la foi qui distingue le peuple de Dieu du peuple civil, l’espérance selon les fins dernières de l’histoire, la charité qui unifie. Mais “la désarticulation des trois transforme la foi en posture identitaire, l’espérance en insignifiance présentiste, la charité en unification humanitaire”. Il ne m’appartient pas de mesurer la charge explosive de telles affirmations mais il est permis de souligner leur valeur explicative : l’Eglise a repris les thèmes du monde moderne en pensant l’apprivoiser au moment de la bascule dans la postmodernité qui rend inaudible le message aujourd’hui formulé par ce que Bernard Bourdin nomme un “post-christianisme”.

Faut-il désormais faire son deuil de l’Eglise catholique et du christianisme, en congédiant par la même occasion le judaïsme et l’islam ? On peut bien sûr tenter d’affronter la crise démocratique par un appel aux anciennes et aux nouvelles Lumières, mais la sortie de la religion nous confronte aux identitarismes religieux et à toutes les mésaventures de la conception individualiste de l’autonomie. Bernard Bourdin indique une autre voie, révolutionnaire aux deux sens du terme – retour et changement d’état. Ces deux mouvements peuvent s’effectuer selon lui dans la fidélité à l’Eglise. Il ne s’agit pas de reconstituer l’Église primitive, mais de reprendre la “révolution du croire” à son moment initial : la mort et la résurrection du Messie. Cette croyance, telle que l’exprime la tradition apostolique, ouvre sur une intelligence de l’histoire – celle de la Création, de la Révélation, de la Rédemption – qui a effectivement bouleversé le cours des choses et d’innombrables vies.

On peut ne pas croire à Yahvé ni au Christ ressuscité, mais il n’est pas possible d’ignorer la force instituante du judaïsme et du christianisme dans la civilisation que ces deux religions ont engendrée. Au livre de Samuel, nous lisons que le pouvoir n’a pas de fondement théologique : la royauté est établie par concession divine, à condition que l’Alliance soit respectée. Cet écart entre la fonction politique et la fonction prophétique empêche le pouvoir de coïncider pleinement avec lui-même – place étant laissée à la transcendance. Le christianisme ne fonde pas non plus de régime politique. Dans son Épître aux Romains, Paul affirme que toute autorité vient de Dieu et enseigne la soumission au pouvoir établi, qui exerce sa contrainte en vue du bien.

Dans le judaïsme comme dans le christianisme, l’absence de fondement théologique du pouvoir politique signifie que la légitimité procède d’une simple justification théologique qui permet le libre choix et le libre jeu des médiations – entre les hommes, entre Dieu et les hommes. C’est dans l’oubli de ce premier messianisme chrétien que les théologiens médiévaux ont conçu un fondement théologico-politique qui a conduit à de violents conflits entre les pouvoirs temporels et une autorité spirituelle saisie par la volonté théocratique de toute-puissance. Demeure ensuite une hiérarchie ecclésiastique sous la forme d’une monarchie pontificale… Au cours des deux derniers siècles, la publication de théologies politiques a beaucoup occupé les esprits, mais celles-ci ne pouvaient pas intégrer la démocratie libérale et comprendre le mode de représentation qu’elle impliquait – ce qui excluait d’emblée le citoyen chrétien.

Certes, le Concile Vatican II a marqué le ralliement de l’Eglise à la démocratie, mais Bernard Bourdin propose d’aller beaucoup plus loin pour échapper au vertige individualiste qui emporte la société postmoderne. Sa réflexion importe aux catholiques comme aux non-catholiques puisque nous sommes tous confrontés à la même crise démocratique – celle de l’individu qui rêve de l’autonomie parfaite, dans la pleine coïncidence de lui-même à lui-même, au mépris du collectif et de sa représentation.

La reprise du messianisme chrétien par réarticulation de la foi, de l’espérance et de la charité, offre à l’ensemble des citoyens une perspective libératrice, qui paraîtra au premier abord trop abstraite aux yeux de beaucoup mais qui est déjà familière aux lecteurs de Royaliste : à l’illusion destructrice de la pleine coïncidence de soi-même à soi-même et du représentant au représenté, osons affirmer la “dé-coïncidence” salutaire ! Cela signifie qu’il faut repenser et réinstaurer le Politique selon les distinctions classiques du pouvoir et de l’autorité, de la légitimité et de la légalité, du citoyen et de la collectivité. Ce sont ces distinctions qui laissent du jeu dans les médiations et qui permettent de reconnaître ou du moins d’accepter que l’ensemble tienne grâce à une transcendance. Cette reconnaissance peut procéder d’un acte de foi. Elle peut aussi résulter de l’acceptation d’un immense héritage historique sans lequel la nation française et la civilisation européenne ne sont pas intelligibles et qui présente l’immense avantage de donner droit à la liberté.

Les citoyens-chrétiens nous disent que nous avons la liberté de choisir nos institutions politiques mais ils nous rappellent au principe de l’autorité instituante et à l’exigence de justice assumée par un gouvernement personnifié qui exerce le pouvoir en vue du bien commun.

Après avoir indiqué les conditions de possibilité d’une renaissance démocratique, Bernard Bourdin montre comment la théologie et la philosophie du Politique permettent d’envisager pratiquement les modalités de l’action politique dans la nation, dans l’internationale des nations et selon l’urgence écologique. C’est dire que nous n’avons pas fini de recourir aux ressources qu’il nous offre, face à la crise spirituelle du sens et à la crise politique de l’avenir.

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1/ Bernard Bourdin, Le chrétien peut-il aussi être citoyen ?, Le Cerf, mars 2023.

2/ Bernard Bourdin, Catholiques : des citoyens à part entière ? Le Cerf, 2021. Cf. Royaliste, n° 1231, 28 mars 2022.

 

 

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