La démocratie représentative pose le problème, difficile mais pas insoluble, de la relation entre les représentants et les représentés. Depuis bien des années, nous sommes confrontés à une oscillation violente entre le trop et le trop peu. Alors que l’oligarchie pratique la séduction coercitive – elle séduit par la communication sur un programme qu’elle abandonne pour imposer des “réformes” au nom de la rationalité comptable – la gauche dite radicale milite pour une pleine adéquation entre les élus et le peuple. La révolte des Gilets jaunes s’est quant à elle déroulée dans le refus délibéré de toute représentation, qui a souligné le discrédit dans lequel était tombé le Parlement…

Il faut donc reprendre la question dans toute sa complexité. Bernard Bourdin nous apporte à cet égard une aide précieuse, en montrant comment un citoyen-chrétien peut fournir des ressources significatives et proposer des issues aux membres croyants et aux incroyants de la collectivité nationale, tous placés devant les mêmes impasses (1).

Encore faut-il faire l’effort d’un retour sur les mouvements de pensée religieuse et politique au sein de notre civilisation, loin des facilités sur “les valeurs” et des simplismes sur “la tradition religieuse de l’Occident” comme si la solution se trouvait dans le retour aux fondements. Or le judaïsme et le christianisme se démarquent de tout fondement. L’Alliance entre Israël et l’Eternel se noue selon la transcendance divine et institue le peuple hors de tout contrat passé entre les hommes. Le peuple chrétien trouve son lien dans l’Incarnation : le Fils de Dieu fait homme s’adresse à chaque personne et l’Ecclesia a pour mission de rassembler et de représenter les croyants selon sa mission sacramentelle qui consiste à préparer l’accomplissement du royaume de Dieu. L’Eglise catholique romaine devient ensuite  une institution hiérarchisée et médiatisée, autour d’une autorité pontificale personnifiée. Il y a bien une révolution chrétienne qui donne son sens au mouvement de l’histoire – de la Création au Salut -, qui désacralise le pouvoir politique et s’établit en religion sans que la médiation qu’elle offre parvienne à se stabiliser (2).

En s’installant dans l’histoire, l’Église cesse d’être une communauté messianique pour devenir une institution politico-spirituelle qui se présente comme fondement d’un dispositif symbolique. Ce qui est alors fondé, c’est une hétéronomie – un pouvoir normatif extérieur à la société, à ne pas confondre avec la transcendance qui offre une justification théologique de l’autorité (3). Ce qui est visé, c’est la pleine coïncidence du politique et du religieux par une Église qui prétend représenter l’ensemble du peuple chrétien mais qui n’a cessé d’affronter, avant la modernité, des schismes, des conflits de pouvoirs, de théologies et de doctrines de la représentation, puis la grande scission provoquée par le protestantisme.

Le conflit sur la représentation dans l’Église engendre le gallicanisme et l’anglicanisme puis la première théorie du contrat. Invoquant au XVe siècle le concept de representatio contre la plenitudo potestatis du pape, le conciliarisme veut affirmer l’autorité des conciles qui représentent l’ensemble de la chrétienté par la médiation des autorités ecclésiastiques locales et des autorités politiques. La théorie conciliariste inspire le gallicanisme, qui entend représenter l’Eglise de France, puis le concept de representatio est repris par les philosophes du Contrat, à commencer par Hobbes (4).

On sait que les philosophes du Contrat bouleversent la conception du fondement en postulant un état de nature d’où les hommes sortiraient par libre accord. Cette mise en perspective est séduisante – on ne cesse de lire Hobbes et Rousseau – mais elle ne tient pas sa promesse d’un fondement qui assurerait la pleine coïncidence du représentant et du représenté, du peuple souverain et du pouvoir en charge de la souveraineté. Au XIXe siècle, les théologies politiques catholiques ont voulu opposer aux théories du contrat un fondement prémoderne ou antimoderne mais, de Joseph de Maistre à Carl Schmitt, l’échec est patent. Elles n’ont pu empêcher la démocratie libérale de s’établir, selon un fondement rigoureusement autonome sur lequel pouvait prospérer la collectivité des individus-citoyens. Comme l’a montré Marcel Gauchet, cette autonomie structurelle s’est transformée en autonomie substantielle par promotion de l’individu évoluant au gré de ses désirs et revendications dans la société libérale-libertaire qui voue le religieux et le politique à une dissolution tout aussi radicale que celle de son propre fondement. Cette autonomie substantielle est bien sûr une fiction qui déploie ses effets pervers au sein de la nouvelle hétéronomie formée par la gouvernance néolibérale.

Face à cette évolution, certains se réfugient sur des ilôts de “tradition” afin de cultiver les “vraies valeurs” tandis que d’autres passent des compromis avec l’esprit du temps dans l’espoir de conserver quelque influence. Bernard Bourdin propose une tout autre voie, difficile, qui s’adresse d’abord à ceux qui veulent être citoyens tout en restant chrétiens mais qui intéresse les autres croyants et les incroyants confrontés aux mêmes interrogations.

Pour bien saisir le sens de la démarche de Bernard Bourdin, il faut partir du concept de décoïncidence, certes peu répandu mais décisif (5). Nous avons connu au siècle dernier des idéologies parfaitement closes, infaillibles parce que sans la moindre faille, infalsifiables dès lors qu’on acceptait comme autant de données scientifiques les principes de base. L’effondrement fut, lui aussi, tout d’un bloc. La coïncidence politico-idéologique est une tentation permanente, qui conduit toujours au repli individuel et collectif puis à l’échec car les dialectiques à l’œuvre dans l’histoire ne cessent de créer de la distance entre l’intention et la réalisation. L’art de la décoïncidence consiste à reconnaître l’écart, l’absence, le vide, sans chercher à combler ce qui paraît manquer : il faut laisser de la place pour les nouvelles idées et les nouveaux fragments de réalité qui adviennent au fil de processus qui ne sont jamais complètement maîtrisés.

Le judaïsme et le christianisme originel sont en permanente décoïncidence : Yahvé s’est retiré du monde ; le Ressuscité monte au ciel après quarante jours et ce retrait comme cette absence laissent place à la transcendance. Dans les affaires humaines, il faut laisser de la marge, du jeu, parce que c’est dans ces espaces vides qu’apparaissent de nouvelles possibilités qui permettent de remettre en mouvement ce qui était figé dans l’ordre des certitudes, fixé dans les routines. A l’opposé de la Révolution absolutisée qui se présente comme le plein accomplissement de l’Idée, comme la réconciliation finale de l’humanité, la décoïncidence permet des révolutions susceptibles de retrouver la dynamique originelle.

Tel est le projet de Bernard Bourdin, que j’observe de l’extérieur mais sur lequel je veux attirer l’attention pour deux motifs. Le premier tient à sa valeur explicative. La crise de la post-modernité n’est pas compréhensible sans une connaissance précise des crises que le christianisme a traversées et des nouveaux dispositifs idéologiques qu’il a engendrés. Le second résulte de sa vigueur prospective. Si les citoyens-chrétiens dessinent pour l’Eglise catholique un nouveau chemin, le débat politique en sera profondément modifié et le Politique en tant que tel s’en trouvera mieux établi.

Selon Bernard Bourdin, le citoyen-chrétien est celui qui vit dans la foi messianique, dans cette “révolution du croire” qui procède de la Résurrection et qui devrait porter l’Eglise à redevenir une communauté messianique au sein de laquelle se réarticuleront la foi, l’espérance et la charité. Ce projet n’est en rien réactionnaire. Il ne s’agit pas d’imiter les premiers chrétiens, ni de rétablir un “ordre social chrétien” à la manière des contre-révolutionnaires du XIXe siècle, ni de créer un “parti politique du Royaume de Dieu”. La révolution spirituelle du christianisme a toujours engendré des évolutions et des révolutions politiques. Celles-ci peuvent à nouveau se produire, non par l’effet d’une mécanique interne, mais selon la dialectique de l’autorité et du pouvoir qui est au cœur de toute institution politique. Tel serait le sens d’une impulsion messianique chrétienne au sein de la collectivité nationale : mettre en garde contre les dangers récurrents de la coïncidence, qu’il s’agisse de repli identitaire ou d’absolutisme idéologique, participer au pacte démocratique en explicitant la dialectique de l’autonomie et de l’autorité, renouveler la pensée du Politique selon les principes de la République, aider à la distinction entre le légal et le légitime, contribuer au rétablissement de la démocratie libérale contre sa dérive oligarchique en explicitant la relation entre la représentation parlementaire et une symbolique politique nécessairement incarnée, proposer un modèle interprétatif du bien commun qui suppose, contre toute prétention normative, une délibération démocratique (6).

L’ampleur du projet est d’autant plus saisissante que Bernard Bourdin étend son champ de réflexions et de propositions aux relations internationales et à l’écologie.      

(à suivre)

***

1/ Voir mon article dans le numéro 1258 de Royaliste, repris sur ce blog sous le titre “Lire Bernard Bourdin (1)” en référence à son livre : Le chrétien peut-il aussi être citoyen ? publié aux éditions du Cerf (mars 2023).

2/ Cf. Bernard Bourdin, La médiation chrétienne en question, Les jeux du Léviathan, Le Cerf, 2009, pages 69-70 : “La médiation première, christique, et la médiation seconde, ecclésiale, pour l’accomplissement eschatologique du royaume de Dieu a ainsi généré deux pouvoirs, spirituel et temporel. Ces deux pouvoirs, ayant deux finalités bien spécifiques, ne peuvent jamais complètement s’harmoniser et sont, de plus, en raison du statut ecclésial de la médiation, l’enjeu de conflits récurrents. La légitimité transcendante du pouvoir, à l’aune de l’économie chrétienne du salut, ne peut jamais être absorbée. Le caractère indispensable de la médiation en christianisme rend paradoxalement celle-ci jamais totalement satisfaisante, d’une part pour l’Eglise : parce qu’elle n’est pas le Christ-Médiateur, et d’autre part, elle n’est pas plus satisfaisante pour la sphère politique car celle-ci n’a pas “naturellement” vocation à remplir un office eschatologique, même lorsque le pouvoir temporel ou l’Etat sont “chrétiens”. C’est cette médiation, à la fois indispensable au nom de la fidélité à l’Evangile, et à la fois impossible dans sa plénitude en raison du caractère par définition relatif de la temporalité historique, qui réactive l’instabilité de l’ordo chrétien”.

3/ “Cohérent avec la tradition israélite, Paul ne cherche pas à penser un régime politique. Si l’autorité politique vient de Dieu, c’est parce qu’elle participe de sa Création. Elle est donc justifiée mais non fondée, puisque l’Empire romain existe déjà”. B. Bourdin, Le chrétien…, op.cit. page 101.

4/ Cf. mon entretien avec Bernard Bourdin : https://www.bertrand-renouvin.fr/du-concordat-de-bologne-a-la-separation-de-1905/

5/ Cf. François Julien, Dé-coïncidence, D’où viennent l’art et l’existence, Grasset, 2017, et Politique de la décoïncidence, L’Herne, 2020.

6/ Cf. le livre précité de Bernard Bourdin et l’entretien qu’il m’avait accordé : https://www.bertrand-renouvin.fr/le-bien-commun-est-il-possible-entretien-avec-bernard-bourdin/

 

 

 

 

 

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